Hélène Delos : Géographie du mouvement : Les flux migratoires entre le Maghreb et la Turquie dans la structuration des espaces urbains parcourus
Le but de cet article vise à interroger, à la lumière des résultats d’enquêtes d’une première année de recherche à Istanbul, les outils méthodologiques et la connaissance géographique (concepts, démarche, portée de la recherche) liés aux migrations et à la transformation des espaces urbains investis par les migrants.
Notre étude s’appuie sur la problématique des recompositions territoriales que suscitent les mouvements des migrants maghrébins qui parcourent, traversent et investissent des espaces métropolitains connectés par les circulations de femmes et d’hommes, les échanges (matériels ou immatériels) entre le Maghreb et la Turquie. Nos angles d’investigations suggèrent la prise en compte de la dynamique temporelle pour croiser les échelles de temps et d’espaces dans la constitution de ce phénomène migratoire, où une large place est accordée aux parcours migratoires et aux différents acteurs (de la sphère politique à l’entrepreneur en passant par les “ fourmis ” ). En effet, comment appréhender ces nouveaux agencements territoriaux articulant des espaces locaux dont les réseaux de relation qui les fondent ressortissent à des logiques transnationales, sur lesquelles se greffent des initiatives individuelles et collectives ? Complexité des formes et des parcours migratoires, imbrication des phénomènes observés avec des formes d’ouverture (effondrement du bloc soviétique, inscription des Etats dans une économie-monde) ou de clôture territoriale (l’Europe de Schengen) : c’est dans ces interstices entre liberté d’action et contraintes que les acteurs -les migrants en l’occurrence- vont chercher des ressources là où la mobilité, entendue comme stratégie, favorise des complémentarités entre des espaces rendus de plus en plus proches grâce aux modes de transports.
Lectures d’une dynamique migratoire et de ses implications spatiales
L’orientation des problématiques sur les migrations autour des notions de l’entre-deux et des territoires de parcours révèle d’une part la complexification des migrations dans un contexte de mondialisation et d’autre part le nécessaire dialogue entre les sciences sociales et humaines pour se doter d’outils méthodologiques plus pertinents. La socio-anthropologie a quitté l’approche par trop réductrice du couple immigration/intégration qui excluait l’analyse du mouvement pour ne saisir qu’un bout de la trajectoire du migrant : l’espace d’accueil et son parcours d’intégration sur les voies tracées par les Etats-nations. La prise en compte du parcours s’illustre par l’utilisation de notions concernant la situation migratoire du migrant : la situation d’errance qui peut rejoindre celle de nomadisme et l'organisation en diaspora décrites par A. Tarrius, ou l’espace des déplacements : les va-et-vient (M. Poinard, 1991) et le territoire circulatoire (A. Tarrius, 1993). Ces tendances s’expriment dans le “ passage d’un paradigme d’intégration à un paradigme mobilitaire ” .
La géographie s’est enrichie de ces remaniements conceptuels. La notion de champ migratoire, développée par G. Simon au sein de l’équipe Migrinter, témoigne de ce glissement conceptuel : l’évolution du titre de sa thèse , où l’espace des Tunisiens en France est finalement décliné à travers le prisme d’un “ champ social international ” est à ce titre significatif. De même, le terme de géodynamique initié par le même auteur, met l’accent sur “ le lien entre la dynamique de ces mouvements humains et l’espace où ils s’inscrivent ” . Saisissant ces transformations, les rapports des hommes au territoire, à l’espace et au temps, la géographie peut dès lors entrer dans un nouveau paradigme territorial.
Sans reprendre l’ensemble des travaux concernant ce nouveau champ sémantique, notre propos souhaite souligner quelques évolutions de sens en rapport avec notre travail de recherche. Notre objet d’étude s’articule autour de la connaissance des espaces produits par les migrants maghrébins, créateurs de nouvelles territorialités et promoteurs de nouveaux agencements territoriaux. Nous avons situé notre domaine d’étude dans un champ migratoire qui s’étend du Maghreb à la Turquie, et plus exclusivement entre des villes du Maghreb et la métropole stambouliote. Avant de revenir sur les notions qui nous paraissent les plus adéquates pour cadrer notre démarche, une recontextualisation du phénomène migratoire observé est nécessaire. La présence maghrébine à Istanbul, ville que nous avons choisie comme premier observatoire d’espaces locaux investis par des populations désignées comme “ turbulentes ” , est indissociable du rôle déterminant de la Turquie en tant que carrefour entre l’Europe, l’Asie et le monde arabe. L’effondrement du système communiste, la politique de libéralisation économique impulsée par l’ancien président Turgut Özal dans les années 1980 pour diversifier ses partenaires commerciaux , la difficulté d’obtenir un visa pour pénétrer l’espace de Schengen, sont des événements majeurs pour comprendre l’attraction qu’exerce aujourd’hui la capitale économique de la Turquie. Lieux de convergence des migrations originaires de l’ex-URSS, des Balkans, ou du monde arabe, mais aussi des migrations internes (en provenance de l’Anatolie du Sud-Est), des espaces de la ville se sont organisés autour de cette nouvelle ressource, la mobilité des migrants transnationaux, nourrissant l’économie locale du textile en particulier. Ces lieux de consensus entre divers fragments de population d’origines diverses, où les va-et-vient des migrants sont essentiels à leur fonctionnement, s’inscrivent dans un territoire plus vaste, le long des parcours balisés par les premiers circulants, par delà les frontières étatiques. En clair, il nous appartient, pour qualifier ce territoire émergent, de “ situer le monde dans le lieu ” et de replacer les centralités nouvelles “ en les tirant du lieu vers le monde ” .
Reflet des interactions sociales et spatiales, comment cet espace circulatoire se constitue-t-il en territoire associant différents pôles urbains de l’espace-monde, en ce sens qu’il fait référence pour tous ceux qui ont établi des liens entre ces espaces ? Ici le rapport homme/territoire s’inscrit dans une “ géographie du mouvement ” qui tente de saisir les articulations entre migrations, métropolisation et nouvelles territorialités à l’oeuvre ; car ce sont ces nouvelles territorialités qui sont problématiques en ce sens qu’elles nous obligent à repenser les marges de la ville qui ne sont plus à la périphérie mais préfigurent de nouvelles centralités qui s’inscrivent dans des territoires réticulaires. Les notions de réseaux et de territoire sont donc essentielles pour saisir la “ mondialité concrète ” des métropoles. Toutefois la notion de territoire, associée aux mobilités, n’est plus seulement entendue au sens classique du terme : il peut être discontinu et englobe l’ensemble des parcours et des réseaux qui se tissent entre territoire de départ et territoire d’accueil. Il est soumis à des transformations rapides dans ses configurations, au gré des échanges, de la circulation de l’information, de l’évolution des réseaux. La notion de “ territoire circulatoire ”, “ productions de mémoires collectives cosmopolites et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples ” pend acte de ces nouvelles formes d’appartenance et d’identité dont le territoire concret, “ de l’ordre des sédentarités ”, n’est plus la seule base.
Confrontés au terrain, nous avons dû prendre en compte une donnée essentielle à l’émergence de ces formes territoriales, la dynamique temporelle. Partant de ce qui est visible —l’animation quotidienne et commerciale d’un espace local, les signes extérieurs d’une présence arabe (les enseignes)— l’immersion puis la découverte de trajectoires individuelles originales nous ont conduit à démêler l’invisible en remontant le temps et les parcours.
Étapes et cheminements méthodologiques
Plus que les résultats de nos enquêtes de terrain, l’accent est ici mis sur les étapes de notre recherche et les difficultés propres à notre terrain. Notre première démarche a consisté à localiser la présence maghrébine, Marocains, Algériens, Tunisiens, Libyens, et à établir une typologie des migrants. La clef d’entrée retenue pour aborder les espaces d’accueil des migrants maghrébins nous a incité à focaliser notre attention sur les lieux d’activités commerciales liées aux migrations. Ces espaces ont déjà été identifiés en 1998 par M. Péraldi dans le cadre d’une étude plus vaste sur les “ économies de bazar ” dans les villes méditerranéennes . Cette entrée et le choix d’Istanbul comme première phase de recherche nous a permis de rencontrer tous les types d’acteurs : entrepreneurs, migrants de passage ou “ fourmis ”, intermédiaires qui assurent le relais sur place entre grossistes et ceux de passage. Mais ces compromis et échanges entre tous les “ partenaires ” qui se rejoignent au sein de ce dispositif commercial recèlent des disparités dans le temps et l’espace des trajectoires individuelles, dans l’ordre des contraintes qui les affectent, mais aussi à la lumière des interactions qui se sont produites à des moments-clefs, dans d’autres espaces comme par exemple au Maghreb. Cette complexité à dénouer dans sa dynamique temporelle, à travers les étapes dans les parcours de chacun, nous a engagés vers une méthode relevant de l’ethnométhodologie, nous permettant, tout comme le migrant qui cherche à s’insérer dans un réseau, de s’assurer la confiance de nos interlocuteurs, voire de jouer des rôles d’intermédiaires liés à nos contacts peu à peu diversifiés.
Pour évaluer le flux de migrants qui pénètrent en Turquie, l’officialité des échanges, la démarche statistique a été la première étape. L’évaluation statistique n’a cependant pu s’appuyer sur une base de données fiables ; tout au plus peut-on retenir et confirmer, à travers les chiffres concernant les entrées sur le territoire turc, la position de carrefour d’Istanbul. Les chiffres de la Direction de la Sécurité d’Istanbul révèlent l’importance des flux en termes quantitatifs mais non leur différenciation précise en fonction de la nationalité, ou du type de visa d’entrée. La population maghrébine, au sens large, est estimée à plus de 10 000 résidents officiels, auxquels s’ajoutent 10 000 résidents officieux (sans permis de séjour ni permis de travail). Si ce dernier chiffre nous paraît quelque peu exagéré, celui des entrées, en référence aux visas de “ tourisme ” délivrés annuellement, s’avère être plus précis et plus proche de la réalité observée : 100 000 entrées pour les Algériens, Tunisiens et Libyens confondus. Nous pouvons à présent ajouter que les Algériens sont les plus représentés parmi la population originaire du Maghreb, précédant les Tunisiens puis les Libyens. Deux remarques peuvent être tirées de cette évaluation : d’une part, le comptage des entrées ne distingue pas entre ceux qui entrent pour passer en Europe via des filières clandestines, ceux qui peuvent rejoindre ces filières mais restent à Istanbul, “ en attendant ”, parce que des opportunités de travail se présentent à eux, et ceux qui viennent pour tourisme ou l’associent à des achats revendus au pays (“ les porteurs de valises ”). Le personnel consulaire reste le seul groupe “ majoritaire ” reconnu par les consulats sur place. Les entretiens qui nous ont été accordés permettent de saisir l’officialité des échanges politiques, économiques et culturels entre la Turquie et les pays du Maghreb. Ce caractère officiel a joué un rôle considérable en amont de la chaîne migratoire qui s’est progressivement mise en place : les échanges avec l’Algérie, premier partenaire africain de la Turquie, la présence d’entrepreneurs turcs au Maghreb (notamment dans le secteur de la construction) et surtout en Libye, drainant une main d’oeuvre issue des migrations inter-maghrébines, ont permis des rencontres, des affinités, et une circulation de l’information entre migrants du Maghreb ; les politiques de visas accordés par la Turquie aux ressortissants de ces pays est un autre facteur à prendre en considération, à savoir comment l’évolution des rapports bilatéraux entre la Turquie et les pays du Maghreb sont susceptibles d’infléchir les flux migratoires. D’autre part, et suite aux entretiens que nous avons réalisés, une grande part de ceux qui ont choisi de s’installer entrent dans la catégorie de clandestins dès lors qu’ils n’ont pas trouvé d’employeurs officiels, avec une preuve d’embauche qui ouvre la possibilité d’obtenir un titre de séjour. Certains sont clandestins depuis plus de cinq ans alors que d’autres vont sortir du territoire dès la fin de la date de validité de leur durée de séjour autorisé.
Les données statistiques s’avèrent donc être secondaires pour notre analyse car elles occultent la population clandestine et toutes les activités dites “ informelles ” sans lesquelles le dispositif commercial ne peut fonctionner pleinement. Elles font partie intégrante de ce système migratoire. Les Maghrébins qui entrent à Istanbul, véritable sas migratoire, exclusivement pour intégrer une filière clandestine ont été exclus de nos échantillons de population, mais n’autorisent pas non plus une catégorisation excessive qui établirait une frontière étanche entre ceux qui se sont installés et travaillent à Istanbul et ceux qui ne font que transiter.
La deuxième étape s’intègre dans une analyse systémique et englobe l’ensemble des acteurs impliqués dans ce processus migratoire. L’observation passive tout autant que participante —dès lors qu’un interlocuteur accepte de nous introduire dans la “ communauté ”— devient la source de nouveaux contacts. De contacts en contacts, il nous est permis de dresser une typologie des acteurs (migrants mais aussi sédentaires, autochtones et Maghrébins) et la confiance instaurée nous permet de les suivre dans les transactions commerciales et leurs déplacements quotidiens. L’échelle de la vie quotidienne est riche de sens car c’est dans les lieux du quotidien et dans les pratiques qui rythment le quotidien que se déroulent nombre de négociations, d’interactions avec d’autres populations, et c’est surtout là où la circulation de l’information peut être saisie et replacée dans un contexte plus global. La dimension relationnelle que recèlent ces espaces permet à celui de passage comme à ceux “ raccrochés pour un temps au monde “ sédentaire ” de la ville" , de se tisser un réseau de relations sans cesse élargi, de le diversifier, mais aussi de passer d’un travail à un autre en fonction de ce réseau et du projet migratoire. Les interactions observées ne signifient pas pour autant des métissages mais invitent à une cohabitation créative où chaque fragment diasporique apporte son réseau de relations et ses compétences.
C’est ce qu’illustre à Istanbul, un ensemble urbain ou un réseau de lieux commerciaux que forment le complexe Laleli-Beyazit-Aksaray (dans le vieux Stamboul, sur la rive Sud de la Corne d’Or) entre les arrondissements de Fatih et d’Eminönü, associé à la zone de production-confection de Merter à l’Ouest de la ville, pour ne citer que les plus importants. Les va-et-vient des migrants (“ Russes ”, Maghrébins et Arabes du Moyen-Orient) nourrissent l’économie locale du textile en exploitant les différentiels de richesse entre ici et là-bas. Le “ commerce à la valise ” (bavul ticaret), commerce informel , qui désigne les migrants venus faire des achats à Istanbul dans le but de les revendre au Pays, est une aubaine pour tous, fabricants, grossistes turcs ou du Maghreb, “ fourmis ”, intermédiaires chargés d’influer sur les modes et modèles locaux pour les adapter à chaque clientèle. Ce complexe commercial, qui occupe une position centrale dans la ville, s’est structuré peu à peu par rapport à des moments-clefs, où mobilités internes et mobilités internationales se sont rejoints en ce nœud urbain dans lequel s’impriment leurs complémentarités.
L’approche diachronique met en relation, selon des temporalités propres, les phases de mobilité des Kurdes puis des Arabes du Sud-Est anatolien vers la métropole stambouliote, leur faculté à s’unir et créer de nouveaux marchés, à mettre en valeur leur compétences linguistiques (l’usage de l’arabe) voire des affinités culturelles, pour capter à la fin des années 1970 la clientèle arabe des nouveaux pays riches du Moyen-Orient, de Libye, d’Iran puis celle des Russes et des ressortissants des ex-pays communistes dans les années 1990, jusqu’à s’ouvrir et s’adapter à une clientèle maghrébine. Ces regroupements, loin d’entrer en concurrence, s’organisent en “ collectifs ” et exploitent les complémentarités des compétences et des ressources mobilitaires de chacun.
Cette approche est complétée par la prise en compte des parcours individuels des premiers arrivants, à travers les récits de vie, les passages du nomadisme à des sédentarités temporaires que vient éclairer le projet migratoire du migrant. Les récits que nous avons entendus nous ont conduit à d’autres pôles urbains comme Damas, Paris mais aussi d’autres espaces des villes du Maghreb où nous comptons nous rendre pour prolonger, du passé au présent, les réseaux forgés antérieurement à la formation d’Istanbul comme pôle d’attraction migratoire pour les Maghrébins, puis maintenus actuellement à travers la mise en place d’un territoire circulatoire entre ces pôles. La géographie de ces mouvements nous entraîne donc naturellement vers ces autres lieux, au Maghreb, en Syrie, en France, pour saisir l’autre côté du miroir, les liens entre espaces d’arrivée, de transit, d’accueil, à même d’enrichir notre réflexion et de resserrer notre problématique.
Vers de nouvelles figures de la ville cosmopolite ?
Durant ce séminaire, un certain nombre de notions, tels que “ nouveaux cosmopolitismes ”, ou “ diasporas ” modernes ont suscité des réactions révélatrices de la confusion et de la nécessité de recontextualiser ces termes. Aux diasporas du XIXème siècle, “ politisées, stabilisées ”, A. Medam oppose les “ diasporas flottantes ” , pas encore, voire jamais, stabilisées. Au sein de cette dernière catégorie, les études empiriques permettent d’apporter des nuances en fonction des situations observées. Le miroir qui met en parallèle les ressources qu’offre la métropole stambouliote avec les contraintes, distinctes, des pays de départ différencient davantage les populations circulantes originaires du Maghreb.
A partir d’un même type d’opposition, Jean-François Pérouse fait état d’un “ autre cosmopolitisme ” naissant dans la métropole : la distinction s’opère entre anciennes minorités installées puis assimilées dans la longue durée, et celles qui se sont installées temporairement, avec une plus grande liberté de choix. C’est dans les modes de négociation de l’espace, où la cohabitation repose sur des choix et des initiatives économiques en “ partenariat ” avec d’autres populations, que réside la différence. Pour notre part, nous souhaitons apporter notre contribution à l’analyse de ces figures du cosmopolitisme à partir de situations concrètes, à la suite des travaux engagés sur ce thème.