En Égypte, depuis le milieu des années 1970, début de l’ouverture économique, les systèmes migratoires se sont considérablement transformés ; les migrations résidentielles, longtemps dominées par l’exode rural, grand moteur de la croissance urbaine, se sont inversées : les villes sont beaucoup moins attractives, de nombreux citadins les quittent en direction des villages périurbains. En outre, les migrations, au sens strict du terme, c’est-à-dire impliquant un changement de résidence , ont tendance à être supplantées par des déplacements de types plus complexes que certains auteurs résument sous le terme de “ circulation ” .
Ces mobilités permettent de mieux saisir les dynamiques urbaines actuelles —ralentissement des rythmes de croissance des grandes métropoles et villes secondaires, dynamisme des bourgs périurbains— et dessinent les contours d’une nouvelle définition de l’urbain, qui dépasse largement les limites de la ville officielle et celles de l’agglomération. Le lien entre ces mobilités et la formation de nouvelles configurations territoriales, les aires métropolitaines, constitue l’enjeu principal de cette recherche.
Si les migrations internationales et interrégionales ont fait l’objet de nombreux travaux scientifiques en Égypte, les mobilités intra-métropolitaines restent mal connues. Dans ce domaine, la thèse de S. Fanchette sur l’urbanisation des campagnes dans le Delta du Nil constitue un travail pionnier : si de moins en moins de ruraux quittent leurs villages pour s’installer en ville, en revanche, beaucoup d’entre eux y travaillent et s’y rendent quotidiennement. De plus, la crise du logement dans les grandes villes pousse de plus en plus de ménages citadins à venir s’établir dans les bourgs périphériques, à la recherche d’un loyer plus modéré. On comprend mieux le développement intense de mobilités circulaires.
Pourtant, ces mutations des systèmes migratoires tardent à s’imposer dans les problématiques de recherche et il arrive encore que les migrations internes soient uniquement envisagées en termes d’exode rural et d’urbanisation . Ce cliché a la vie longue, ce qui risque de poser à terme des problèmes en termes d’aménagement du territoire.
Si l’enjeu de ces nouvelles dynamiques a suscité des travaux à l’échelle des grandes métropoles —Le Caire essentiellement, avec A. Deboulet sur les mobilités résidentielles et C. Barge sur les mobilités quotidiennes—, la capacité des villes secondaires à structurer ces déplacements complexes n’a pas encore été démontrée. Aussi, en partant de l’analyse des trois plus grandes villes secondaires du Delta —Tantâ, Mahalla et Mansûra, agglomérations de 500 000 habitants—, on cherchera à approfondir la mesure et la structure des flux créés par les mobilités résidentielles et circulaires, pour ensuite mener l’étude de la recomposition des territoires métropolitains, dessinés par ces nouvelles dynamiques.

Les mesures de la mobilités

Cerner avec précision l’ampleur, la structure et l’évolution de la mobilité, soulève de nombreuses difficultés.

Migrations résidentielles : le desserrement urbain

On ne dispose pas des outils statistiques fiables pour mesurer ces migrations résidentielles. En effet, les données publiées par le CAPMAS ne sont disponibles qu’au niveau du gouvernorat, divisé en deux secteurs, urbain et rural. Seule conclusion que l’on puisse tirer de ces données : la prédominance des migrations rural-rural et de celles urbain-rural à l’intérieur des gouvernorats étudiés, la Daqahliyya et la Gharbiyya. Toutefois, la classification officielle de l’urbain en Égypte, qui est loin de correspondre à la réalité, pourrait corrompre l’interprétation de ces tendances : ces migrations sont moins le signe d’une inversion de l’exode rural, que d’une redistribution des dynamiques urbaines dans un champ plus vaste, l’aire métropolitaine.
Une autre méthode, plus expérimentale, nous permet de confirmer cette hypothèse. À partir du recensement de population, on calcule des taux annuels de migration nette, en retranchant le taux d’accroissement de la population au taux d’accroissement naturel . Comparée aux tableaux du CAPMAS, cette méthode a l’avantage d’être calculable à l’échelon le plus fin, la commune, mais souffre d’un inconvénient, la perte de l’information géographique sur l’origine et la destination des migrants. Dans l’ensemble, le bilan migratoire des grandes villes du Delta est négatif (-0,36 % pour Mahalla et –0,11 % pour Tantâ) —Mansûra fait figure de cas isolé, en gardant un caractère attractif (0,17 %) —, alors que les districts ruraux des villes secondaires ont tous un bilan excédentaire, et plus particulièrement les villages qui composent leurs agglomérations.
L’inversion des tendances migratoires constatées en Égypte renvoie donc à un phénomène classique de desserrement urbain, qui a été décrit pour les grandes métropoles mondiales (Moriconi, 2000). Ce phénomène se traduit aussi au niveau de la population : les centres-villes perdent des habitants, tandis que les banlieues de l’agglomération en attirent. Ces mouvements de redistribution ne se limitent pas aux communes de l’agglomération, mais s’étendent aussi à la couronne plus large des villages périurbains.
Nombreux sont les ménages qui quittent la ville pour s’installer dans les villages périurbains, ou qui choisissent d’y rester, tout en continuant à travailler en ville. Plusieurs facteurs expliquent ces nouveaux “ modes d’habiter ” : coût moins élevé des logements , transports peu chers, amélioration des équipements et services en milieu rural... La hausse des loyers urbains est le reflet d’une pression foncière, particulièrement marquée dans les villes secondaires du Delta. Contrairement au Caire ou à Alexandrie, ces grands centres urbains ne disposent pas de terrains désertiques pour y déverser le trop-plein de leur croissance. L’extension urbaine se fait donc forcément au détriment des terres agricoles dont la protection est de plus en plus sévère. S’il est interdit depuis plusieurs années de construire sur des terres agricoles, l’instauration d’un décret militaire en 1996 a fait en sorte que la loi soit correctement appliquée : toute infraction est désormais immédiatement sanctionnée par l'arrivée de bulldozers qui détruisent les constructions illégales.
Pour donner une image complète de ces mobilités résidentielles, il nous a paru important de terminer sur une typologie très simple de ces migrations, bâtie sur le critère de motivation du changement de résidence.
Le cas le plus courant renvoie à un phénomène qui a déjà été décrit pour le Caire, la décohabitation des jeunes ménages. P. Fargues explique ce phénomène par l’évolution des structures familiales, résultat de la transition démographique : “ Alors qu’auparavant un homme avait de bonnes chances de succéder à ses parents dans le domicile familial au moment de son propre mariage, il doit aujourd’hui s’établir séparément. Cet allongement du cycle familial suppose l’extension du parc de logement ” (Fargues, 2000, 65-66). Alors que les centres sont saturés, les appartements disponibles et bon marché se situent plutôt en périphérie, dans les quartiers informels ou les villages périurbains.
On distingue ensuite deux grands types de migrations, les premières dites “ contraintes ”, parce qu’elles sont vécues comme un rejet de l’espace urbain, alors que les secondes s’insèrent davantage dans une stratégie familiale.

  • Les migrations “ contraintes ” sont souvent le résultat d’un incident conjoncturel : conflits graves avec la belle-famille, effondrement d’immeubles… Ce dernier cas de figure est assez fréquent, compte tenu de la “ taudification ” des quartiers anciens, où de nombreuses maisons menacent de s'écrouler. Incapables de retrouver un logement à un prix abordable, les familles touchées ont pu vivre plusieurs années dans des huttes (ìshash), édifiées généralement dans la même rue que leur ancien domicile. Souvent, elles finissent par être relogées par le gouvernement dans des logements sociaux, disséminés dans des villages voisins. Quand les familles ne sont pas prises en charge par l’administration locale, elles choisissent de partager un appartement à plusieurs dans ces mêmes villages périphériques et cohabitent à trois ou quatre ménages, rarement de la même famille. Sans en arriver à la situation extrême de l’effondrement d’immeubles, il est fréquent que certains citadins démunis ne soient plus capables de payer un loyer en centre-ville.
  • Pour d’autres, la migration apparaît comme le fruit d’une stratégie : un médecin de Tantâ a décidé de s’installer à Sibirbây. Il travaille en ville, à l’hôpital et dans un dispensaire du village. Dans sa nouvelle résidence, il a la possibilité de posséder un immeuble entier pour sa famille, dispose de tous les équipements urbains —égouts notamment— et cela à un endroit accessible au centre-ville en moins de dix minutes. En outre, il existe aussi des migrations de retour au village, au moment de la retraite. Très souvent, des fonctionnaires qui étaient locataires en ville pour une somme modique, cèdent leur appartement à leurs enfants et construisent une nouvelle maison, légèrement à l'extérieur du village.

Entre la grande ville, centre des emplois et des services, et son environnement rural, se déploie une intense circulation.

Le développement des mobilités circulaires

Paradoxalement, le développement des mobilités circulaires semble aller de pair avec l’appauvrissement progressif des sources. Le recensement de population de 1976 offrait un tableau sur les mouvements pendulaires (navettes domicile-travail). Par exemple, 23 % des personnes qui travaillaient à Tantâ résidaient hors de la ville, et une majorité provenait de son district rural. Vingt-cinq ans après, les mouvements se sont renforcés et les zones d’influence se sont très certainement élargies. Toutefois, il est pratiquement impossible de les mesurer avec exactitude.
Le seul calcul que nous avons pu effectuer pour 1996 consiste à établir le rapport entre les actifs au lieu de travail, donnés par le recensement des établissements et ceux au lieu de résidence, fournis par les recensements de population. Mais, la comparaison entre les deux sources est loin d’être évidente : en effet, le recensement des établissements ne prend en compte que les gens travaillant dans un établissement, comme son nom l’indique, et parmi ceux-là, ceux qui ont un contrat stable. D’autre part, le secteur gouvernemental, c’est-à-dire essentiellement les fonctionnaires, n’est pas pris en compte. Cependant, un tableau du recensement de population permet de remédier à ce handicap, car il donne les actifs résidents en fonction des secteurs, public, gouvernemental et privé, en spécifiant pour ce dernier les actifs travaillant dans un établissement et hors établissement. Nous avons donc établi un rapport entre actifs au lieu de travail et au lieu de résidence, uniquement pour les secteurs publics et privés dans un établissement. Ce rapport permet uniquement de situer les espaces attractifs, mais de manière relative, sachant que les fonctionnaires constituent la majorité des emplois en ville et que tous n’y résident pas.
Le résultat obtenu est peu surprenant, ce sont clairement les villes qui sont les plus attractives, à l’exception d’un district rural, celui de Mansûra, qui attire aussi des actifs, signe d’une délocalisation de l’activité dans la couronne périurbaine.
Mais, les mobilités circulaires ne se réduisent pas aux navettes domicile-travail. Tout aussi intéressants à étudier sont les déplacements pour études. Là encore, les mesures ne sont qu’approximatives : en 1976, Tantâ attirait 18 300 élèves non résidents en ville, Mansûra 16 000. Dix ans plus tard, le recensement de 1986 n’a pas la même précision, mais l’on sait, par d’autres sources, que 40 % des étudiants de l’Université de Tantâ résident en dehors de son gouvernorat, la Gharbiyya. Sachant que les capacités d’accueil en résidence universitaire existent, mais sont réduites, et que la location d’un appartement en ville en un phénomène assez peu répandu, on peut en conclure que la majorité de ces étudiants effectue des déplacements quotidiens pour suivre leurs cours.
Enfin, une façon de saisir ces mobilités circulaires consiste à s’intéresser de plus près à leur vecteur, un réseau de transport performant.

Accessibilité urbaine : le succès des transports en commun

Dans un système de peuplement où les densités rurales sont très élevées —1500 habitants/km2 en moyenne—, et où les métropoles régionales polarisent une majeure partie de l’activité économique et des services, les mobilités circulaires fonctionnent grâce à une bonne accessibilité aux grands centres urbains. Cette dernière est fondée sur la flexibilité et la hiérarchisation du système des transports collectifs, publics et privés —microbus et taxis collectifs— et sur un coût assez faible qui reste supportable même pour les ménages démunis.
Ces notions de flexibilité et hiérarchisation sont fondamentales : la noria des microbus et taxis collectifs permet l’existence, dans tout village du Delta, d’une offre de transport en commun quasi-instantanée. Les trajets effectués se calquent et s’articulent sur la hiérarchie administrative : un véhicule desservira le tronçon village/chef-lieu de district, un autre opérera la jonction chef-lieu de district/capitale du gouvernorat. Très souvent, on constate une adaptation du parc automobile à la rentabilité des segments parcourus : si les microbus sont majoritaires pour les liaisons inter-villes, les “ pick-up ”, bâchés pour l’occasion et affublés de planches de bois en guise de sièges, sont plus courants pour la desserte de villages moins accessibles. En dépit de l’extrême diffusion de ce système de transports collectifs privés et sa grande souplesse, les autobus publics continuent à jouer un rôle très important : à Tantâ, ils transportaient, au début des années 1990, plus de 90 000 passagers par jour.
La mesure des flux de véhicules pourrait constituer un bon indice de ces mobilités circulaires. Si des données ont pu être collectées suite à de nombreuses enquêtes auprès des responsables locaux, elles sont difficilement utilisables, notamment pour les taxis et microbus, où l’importance du trafic informel fausse les statistiques officielles .
En dépit des difficultés à mesurer avec précision ces flux, il est indéniable que les mobilités circulaires ont pris une importance considérable tant dans la vie quotidienne que dans l’organisation de l’espace et que, partant, elles dessinent des territoires métropolitains aux configurations nouvelles, en abolissant les frontières entre l’urbain et le rural.

Quelle configuration pour les aires métropolitaines ?

Trois échelles de définition de l’urbain

Afin de mieux saisir la notion d’aire métropolitaine, nous reprendrons la distinction établie par F. Moriconi-Ebrard sur les trois niveaux d’analyse de l’urbain :

  • la ville officielle a d’abord un sens politique. En Égypte, la définition administrative de l’urbain est très restrictive.
  • l’agglomération renvoie davantage à la vision du géographe, à un milieu. Son critère de délimitation, la continuité du bâti, est facile à délimiter. Dans le Delta, les taux d’urbanisation officiels et ceux de l’urbain aggloméré passent du simple au double, de 30 % à 60-70 %. Pour Tantâ, Mahalla et Mansûra, l’agglomération représente environ ¼ de population en plus, soit un apport de 100 000 habitants.
  • l’aire métropolitaine se définit surtout par une dimension socio-économique. C’est un “ système socio-économique fait de mouvement et dont on évalue les dimensions à partir des faits économiques ou sociaux : navettes domicile-travail, fonctions, niveaux de services. Ses limites sont invisibles dans l’espace car l’aire métropolisée s’appréhende par les réseaux. Or, par définition, les réseaux n’ont pas de limites territoriales ” (Moriconi-Ebrard, 2000, 1).

Les problèmes méthodologiques liés à l’emploi de ce concept sont doubles :

  • problème d’ordre technique, de délimitation : en tant que réseaux, les aires métropolitaines n’ont pas de limites territoriales.
  • problème conceptuel, lié à la notion d’urbanité. On associe traditionnellement, et ce depuis très longtemps, les critères de centralité et de densité pour qualifier l’urbanité. Or, les aires métropolitaines, proches du concept de périurbain, semblent remettre en cause ces deux fondements :

“ On a depuis environ 8500 ans expliqué la ville par un phénomène de concentration, c’est-à-dire de mouvements centripètes tendant à se réunir dans un centre. Or, il faudrait désormais l’expliquer par des mouvements centrifuges, c’est-à-dire par des éléments qui apparaissent a priori comme le propre de la ville, par exemple, la densité ” (Moriconi, 2000, 82) . Quel peut être l’apport du cas égyptien dans cette analyse des aires métropolitaines ?

Fonctionnement et limites des aires métropolitaines

Le fonctionnement et les limites des aires métropolitaines peuvent être analysés par le biais de bassins d’emplois et de caractéristiques socio-économiques des populations périphériques. Le premier critère, on l’a vu, est délicat à évaluer de manière systématique, toutefois, des études ponctuelles permettent de se faire une idée de l’origine des “ commuters ”. D’après une enquête réalisée auprès d’employés des grandes entreprises publiques et des fonctionnaires de l’Université de Mansûra, 34 % proviennent de la ville Mansûra, 20 % de son district rural, 20 % du district de Talkhâ, sa ville doublon de l’autre côté du Nil, et 11 % de celui d’Agâ, soit une grande majorité originaire d’une zone distante de moins de 15 km environ (W. Muhammad, 1999).
En revanche, le second critère apparaît plus opérationnel : les recensements offrent une série de variables, parmi lesquelles on peut choisir des indices de l’urbanité, par exemple, la part de la population active employée dans l’agriculture (en négatif), dans l’industrie, ou encore la présence de diplômés du supérieur, ou enfin les taux d’analphabétisme et d’activité féminine… La combinaison de ces variables, si elle ne définit pas de territoire aux limites franches, dévoile la présence d’un double processus. D’une part, apparaissent des zones d’influence autour des grandes villes —le phénomène est plus marqué pour les capitales de gouvernorat, Tantâ et Mansûra— et d’autre part, il existe bel et bien un processus de diffusion de l’urbanisation, notamment aux agglomérations de plus de 10 000 habitants (Denis, 2001). Cette urbanisation in situ se traduit par non seulement par l’évolution socio-économique de ces populations, mais aussi par l’arrivée de services et d’équipements (commerces, eau potable, assainissement, écoles…) typiquement urbains.
Les statistiques nous invitent donc à conclure à l’existence de zones métropolitaines, identifiables dans une certaine mesure, et parallèlement à l’atténuation du clivage urbain-rural. Mais, cela ne signifie pas pour autant la disparition de ces catégories dans les mentalités ou les pratiques des habitants. C’est ici qu’une approche socio-anthropologique s’avère complémentaire à la démarche quantitative utilisée jusqu’à présent.

L’apport socio-anthropologique pour des limites de l’urbain floues

Parallèlement aux contours géographiques qui s’estompent, l’urbain et le rural ne sont plus les lieux d’une identité exclusive, même si cette distinction reste très vivace dans les mentalités égyptiennes.
Des entretiens avec les personnes qui effectuent ces circulations incessantes entre la grande ville et leur “ village ” démontrent que le sentiment de pluri-appartenance est très répandu et qu’elles maîtrisent aussi bien les différents espaces. Beaucoup se sentent citadins la journée sur le lieu de travail, et villageois, le soir, quand ils rentrent à la maison. Cette ambivalence peut se traduire par l’adoption de deux tenues vestimentaires différentes : le costume pour la ville et la galabiyya (longue tunique blanche) chez soi. En outre, des pratiques typiquement urbaines se diffusent suite à un contact prolongé avec la ville. Muhammad, maître-assistant à l’Université de Mansûra, originaire d’un village près de Samanûd et qui y réside toujours, a choisi de scolariser ses enfants dans une école de langues (apprentissage de l’anglais) à Talkhâ, à une vingtaine de kilomètres. Un car de ramassage scolaire vient les chercher chaque matin.
Néanmoins, la vision que les personnes ont d’elles-mêmes contraste avec les regards qu’elles portent sur les autres. Cette désignation de l’autre comme paysan est très fréquente à l’échelle nationale : les Cairotes ou les Alexandrins expriment souvent une vision simple, caricaturale de l'Égypte provinciale assimilée, à leurs yeux, à un espace abritant essentiellement des populations “ paysannes ”. Cet attribut de ruralité concerne tout autant les habitants des grandes villes que ceux de la campagne. Ce regard porté sur l’autre se retrouve aussi à l'échelle de la ville : des femmes assises sur le pas de leur porte à même le sol, des enfants jouant pieds nus dans la rue, ou encore une odeur de four baladi (four à pain typiquement villageois) seront aussi stigmatisés comme "paysans" par des habitants du même quartier.
Ce qui est valable pour les pratiques l’est aussi pour les espaces. Si les paysages tendent à se ressembler —dans les bourgs, la multiplication des immeubles, l’absence de planification et la diffusion du mode de construction de type “ skeleton ” (structure en béton armé et remplissage de briques) produisent des paysages très proches des quartiers informels— il est impossible, pour autant, de conclure à l’homogénéisation des espaces.
En effet, on constate un certain enracinement au lieu d’origine. Les habitants des bourgs périphériques gardent le contrôle de leur territoire, notamment en restant maîtres des investissements liés au développement des mobilités circulaires et de la périurbanisation. Les liaisons villages-villes sont effectuées par des microbus dont les propriétaires et les chauffeurs sont originaires du village ; de plus, les citadins qui viennent s’installer dans les bourgs périurbains sont principalement des locataires, la terre reste pour l’essentiel entre les mains de personnes locales. Enfin, dans le cas de bourgs agglomérés aux grandes villes, il semblerait que les habitants s’opposent à l’intégration de leur commune au périmètre municipal .
Quant aux citadins qui s’installent dans les localités périurbaines, leurs attaches —travail, achats, relations sociales, scolarisation des enfants— restent profondes avec la ville. Ils ne sont pas toujours bien intégrés à la population locale : désignés sous l’appellation de “ baldî-s ”, ils habitent des quartiers nouveaux, situés à proximité des routes menant à la ville, différents morphologiquement des anciens centres villageois.
Ainsi, si l’on peut conclure à la diffusion de l’urbanisation et l’effacement des frontières entre urbain et rural, il importe d’envisager la constitution d’aires métropolitaines autour des villes secondaires du Delta, comme l’émergence d’un “ tiers-espace ”, qui n’est pas forcément synonyme de dilution de l’urbanité.

Conclusion

Certains auteurs voient dans la mobilité circulaire un substitut à la migration définitive vers la ville, ce qui expliquerait le maintien de taux d’urbanisation peu élevés : “ Dans les pays à prédominance rurale où ces formes de mobilité tiennent une place primordiale, comme en Asie, la transition urbaine prendra beaucoup plus de temps que ne le supposent les modèles de transformation urbaine rapide, et elle se déroulera selon ses modalités propres ” (Dupont, Dureau, 1994, 825).
Mais, une telle affirmation peut créer des malentendus, car en Égypte, si le taux d’urbanisation reste bas, c’est avant tout un problème de définition statistique. Très clairement, l’intensification de la mobilité est un vecteur de l’urbanisation des campagnes, qui accélère la transition urbaine.
Il faut donc conclure sur l’importance des liens entre mobilité et urbanité qui ont été affirmés soit par des sociologues (Remy, Voye, 1992), soit par des géographes comme J. Lévy qui place la question de l’accessibilité au cœur de la définition de l’urbanité, définie comme “ les options, d’ailleurs peu nombreuses que peuvent mobiliser les sociétés pour lutter contre la distance ” (Levy, 1999) .

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