Décès du Professeur Louis Bazin
Le 2 mars dernier s'éteignait Louis Bazin, éminent savant et fin connaisseur de la langue turque.
Nous tenons à lui rendre hommage et reproduisons à cette occasion le texte que Jean-Louis Bacqué-Grammont, directeur de l'IFÉA de 1984 à 1991, a rédigé à cette occasion pour le Bulletin de l'Association des Anciens de Langues'O.
In Memoriam Louis Bazin
(1920-2011)
C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le décès, survenu le 2 mars, de Louis Bazin, figure éminente de notre Institut et d’autres établissements et institutions savantes. Certes, l’une des maladies les plus cruelles qui peut affecter un homme de science au soir de sa vie et l’empêche de tirer parti d’un savoir accumulé et maîtrisé l’avait éloigné de nous depuis plusieurs années déjà, mais sa présence y demeurait, qu’un simple jeu de mots ravivait pour les uns, un raisonnement philologique pour d’autres, l’un n’excluant pas l’autre. Rarement science rigoureuse fut accompagnée et partagée avec autant de primesautières gambades de l’esprit sans que jamais celles-ci et celle-là se mélangeassent ni se gênassent.
Louis Bazin était né le 20 décembre 1920 à Caen. Il tirait quelque fierté de sa « normanditude » agrémentée de plus lointaines origines alsaciennes représentées par une grand’mère admirative de l’œuvre sociale de Bismarck et qui ne tolérait pas qu’on dise en sa présence du mal du grand homme. Après des études secondaires à Caen, sans doute studieuses et brillantes, il intégra en 1939 l’École Normale Supérieure et en sortit en 1943, pourvu d’une agrégation de grammaire. Comme beaucoup de ceux qui l’approchent, en particulier les linguistes, celle de la langue turque exerça sur lui sa séduction mathématique. Élève à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes (ENLOV) de l’immense turcologue qu’était Jean Deny et devenu chercheur au CNRS, il fut ensuite envoyé en Turquie en 1945 pour y perfectionner sa pratique de la langue et demeura à Ankara jusqu’en 1948, donnant des cours de français à la Faculté des Sciences Politiques.
À son retour en France, il succéda en tant que professeur délégué à l’ENLOV à Jean Deny, atteint par l’âge de la retraite. Titularisé comme professeur en 1957, il avait été nommé parallèlement directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (IVe section) (EPHE) en 1950. Le rapprochement éphémère de l’ENLOV et de l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle, fit ensuite qu’il devint maître de conférences en 1978, puis professeur des universités en 1980. Un Institut d’Études Turques avait été créé dans cette université en 1960 et il en fut le directeur de cette date jusqu’en 1989, à la veille de sa retraite.
Savant reconnu au plan national et international, il était membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1993), de la Société asiatique, de la Société de Linguistique de Paris, de la Société Ernest-Renan, de la Société orientaliste hongroise, de la Deutsche Morgenländische Gesellschaft, de l’Union Internationale des Études Orientales et Asiatiques, de l’Akademie der Wissenschaften und der Literatur de Mayence et de la Societas Uralo-Altaica. Il fut longtemps le président de la section 44 (Orientalisme) du Comité national du CNRS, jusqu’à la disparition de celle-ci en 1991. Il était officier de la Légion d’Honneur et commandeur de l’ordre des Palmes Académiques.
À la connaissance linguistique de la plupart des langues de la grande famille turcique dans leurs états anciens et actuels, Louis Bazin ajoutait une vive curiosité comparative à l’égard des familles mongole et toungouse. Plusieurs années, ses conférences à l’EPHE portèrent sur ces sujets, assidûment suivies par nos aînés aujourd’hui disparus : Pertev Naili Boratav, James Hamilton, Jean-Paul Roux, ainsi que notre regretté collègue Altan Gokalp, Rémy Dor et nous-même.
Si les mots ont un sens, il n’y eut en France au XXe siècle que quatre authentiques turcologues : Jean Deny, Louis Bazin, James Hamilton et René Giraud. Seul Rémy Dor poursuit leur œuvre dans un registre plus restreint, ce qui est inévitable si l’on considère l’ampleur extraordinaire que les études turques connaissent à travers le monde et l’impossibilité de suivre la totalité des publications qui en résultent. Nous nous considérons nous-même comme l’un des derniers orientalistes traditionnels plutôt que comme un turcologue. Cela devait être dit à l’intention de thuriféraires empressés de plaire et qui, sur Wikipedia, ne savent manifestement pas ce que turcologue veut réellement dire.
Dans l’abondante bibliographie de Louis Bazin, on retiendra en particulier Les systèmes chronologiques dans le monde turc ancien, Budapest, Akademia Kiado, 1991, ouvrage qu’il compléta et retoucha pendant toute sa carrière active, mais qui, comme la plupart de ses œuvres, s’adresse à un public de spécialistes. Toutefois, on ne saurait trop recommander la traduction qu’il donna, en collaboration avec Altan Gokalp, de la grande épopée des Turcs occidentaux : Le Livre de Dede Korkut. Récit de la Geste oghuz, L’Aube des Peuples, 1998. Ces deux savants souriants ont su rendre en français les fracas et la verve de ce récit truculent, sans s’encombrer des fausses pudeurs qui ont cours trop souvent dans le monde universitaire.
Peu après sa retraite lui furent dédiés les Mélanges offerts à Louis Bazin par ses disciples, collègues et amis, éd. Jean-Louis Bacqué-Grammont et Rémy Dor, Collection Varia Turcica, XIX, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Jean-Maisonneuve, 1992, 356 p.
En 1964, nous étions allé avec Louis Bazin à Gérardmer pour procéder à l’inventaire de la bibliothèque de Jean Deny – décédé l’année précédente – que l’Institut d’Études Turques comptait acquérir. Une escapade nous mena au bord du lac et fut suivie d’une promenade épique en pédalo, souvent remémorée par la suite avec une franche hilarité. C’est avant tout de cette après-midi-là que, personnellement, nous voulons nous souvenir aujourd’hui.
Jean-Louis BACQUÉ-GRAMMONT