par François Georgeon

 

 

Avec Zafer Toprak disparaît un des grands historiens de la Turquie contemporaine et une figure majeure de l’université turque. Il laisse derrière lui une œuvre considérable, comme en témoigne la bibliographie très complète du volume d’hommages paru un an avant sa mort : elle y occupe plus de trente pages et ne compte pas moins d’une quarantaine d’ouvrages et plus de quatre cents articles publiés entre 1976 et 2021* !

A un double titre, Zafer Toprak est un fils de la République turque. Il est né en 1946, l’année même où l’Etat turc adopte le pluralisme politique. Par ailleurs, ses parents, d’origine modeste, sont des instituteurs dévoués à la cause du kémalisme, ce qui leur vaudra d’être « déplacés » de Zonguldak, la ville natale de Zafer, à Gaziantep au début des années cinquante, après la victoire du Parti démocrate.

Rentrée à Istanbul au bout de quelques années de relégation, la famille Toprak s’installe d’abord à Heybeliada, où le jeune Zafer est élève à l’école primaire. Après quoi, voulant lui donner la meilleure éducation possible, ses parents l’envoient à Kadıköy poursuivre ses études secondaires à Saint-Joseph, l’école des Frères des écoles chrétiennes. Il aimait à raconter ces années passées chez les Frères, où il était pensionnaire, la famille s’étant installée à Çarşamba ; dans ce quartier connu pour son conservatisme, il ne fallait surtout pas que l’on sache que l’enfant fréquentait une « école de curés » (papaz mektebi)… ; il évoquait avec reconnaissance l’enseignement de qualité qu’il y reçut, même si la discipline y était sévère et le régime « spartiate ». Brillant élève, notamment en mathématiques, plutôt que d’entrer à l’Université technique, ce qui était le choix de la plupart des élèves des Frères, il préfère aller à Ankara à la Faculté des Sciences politiques d’Ankara (Siyasal Bilgiler Fakültesi), digne héritière de l’ENA ottomane, la célèbre Mekteb-i Mülkiye ou Mülkiye tout court. Il s’y retrouve dans un milieu très politisé, à une époque, la fin des années 1960, où la Turquie connaît elle aussi ses frondes étudiantes. A la fin de ses études à Mülkiye, plongé dans la problématique du sous-développement de la Turquie qui était une interrogation majeure à cette époque, il choisit de se rendre à ce qui était alors la Mecque de la science économique, la London School of Economics.

De retour en Turquie en 1974, trois ans après le coup d’Etat de 1971, Zafer Toprak se lance dans la préparation de sa thèse de doctorat, qu’il consacre à la politique d’intervention dans la vie économique menée par les Jeunes Turcs après la révolution de 1908 jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette thèse aboutit en 1982 à la publication de Türkiye’de Millî İktisat (1908-1918) (l’économie nationale en Turquie), aux éditions Yurt Yayınları qu’il a lui-même fondées à Ankara avec quelques collègues et amis. C’est un coup de maître : le livre devient très vite un classique, et il le reste encore aujourd’hui comme l’attestent de nombreuses rééditions. Déjà s’y profilent les qualités de l’historien : le choix d’un sujet pratiquement neuf, mais qui n’est pas sans résonance avec l’actualité d’une Turquie des années 1970 en crise, écartelée entre globalisation et régulation, une grande clarté d’expression, une documentation imprimée quasi exhaustive, et, à l’appui de l’argumentation, de nombreux documents originaux transcrits avec beaucoup de soin et dans le respect de la langue originale, l’ottoman.

Ce livre prend aussi pour point de départ ce qui va être le terminus a quo de la plupart de ses travaux, la révolution jeune-turque de 1908, ce qui bien entendu ne l’empêche pas de s’intéresser au XIXe siècle ottoman dans de grandes fresques sur le processus de modernisation remontant aux Tanzimat (1839-1876), à Mahmud II (1808-1839), voire à Selim III (1789-1907). Cependant, ces dernières années, il se consacrait surtout à des recherches sur la République, et plus spécialement sur ce qu’il appelait la « révolution culturelle » des années 1930, fondamentale à ses yeux.

Déjà, quelques années avant Türkiye’de Millî İktisat, le jeune économiste s’était fait historien : il avait publié des articles originaux sur les grèves de 1908, sur la classe ouvrière et les célébrations du 1er mai. Après sa thèse, il continue à aborder de nouveaux champs peu explorés de l’histoire politique, sociale et culturelle de l’Empire ottoman et de la Turquie républicaine. Il se renouvelle sans cesse : ses articles sur le populisme, le corporatisme, l’histoire des femmes, la prostitution, la mode, les marginaux, le sport, et bien d’autres encore, ouvrent des sillons que d’autres après lui, souvent ses propres élèves et disciples, approfondiront.

Entre temps, Zafer Toprak est recruté comme lecteur au département des sciences humaines de l’Université de Boğaziçi. Très vite, il crée au sein de ce même établissement, avec Engin Akarlı et Metin Kunt notamment, un nouveau département, le département d’histoire (Tarih Bölümü), qu’il va longtemps diriger et qui deviendra la pépinière de générations de jeunes historiens. A côté de ses tâches d’enseignant à l’Université — il est nommé professeur en 1988, Zafer Toprak s’investit à fond dans l’élargissement de la discipline historique. C’est l’époque où, après le coup d’Etat militaire de septembre 1980, se développe un peu partout en Turquie le voluntary sector. Après avoir contribué au lancement de la revue Toplum ve Bilim et à la création d’une maison d’édition spécialisée dans l’histoire, Yurt Yayınları, il est l’un des fondateurs d’une institution qui va jouer un rôle capital dans le développement des sciences humaines et sociales en Turquie, le Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfı (fondation pour l’histoire économique et sociale de la Turquie), nommé plus communément le Tarih Vakfı (fondation pour l’histoire). En outre, il coordonne de grandes encyclopédies, la Yurt Ansiklopedisi, la Cumhuriyet Dönemi Türkiye Ansiklopedisi (encyclopédie de la Turquie républicaine), et un peu plus tard, la Dünden Bugüne İstanbul Ansiklopedisi (encyclopédie d’Istanbul d’hier à aujourd’hui). A côté de toutes ces tâches, il trouve encore le temps de répondre à la demande de grands groupes économiques, qui voient en lui un des meilleurs spécialistes de l’histoire économique et financière. C’est ainsi qu’il publie pour leur compte de grosses monographies sur l’histoire de banques (Sümerbank, Akbank), de compagnies d’assurance (Anadolu Sigorta, Millî Reassürans) et d’établissements industriels (Ulusal Cam Sanayi).

Parallèlement, Zafer Toprak se constitue peu à peu ce qui est probablement l’une des plus riches bibliothèques privées de Turquie dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales. Collectionneur dans l’âme, il accumule jour après jour presque tout ce qui existe en fait d’imprimés en ottoman, depuis la minuscule brochure la plus rare jusqu’aux collections de revues, qu’il complète patiemment. Pour ceux qui avaient le malheur de passer après lui chez les bouquinistes du Sahhaflar Çarşısı à Beyazıt, il ne restait plus grand chose d’intéressant à glaner ! En outre, tout ce qui se publie dans les sciences humaines et sociales en Turquie s’empile sur les étagères de sa bibliothèque. A cela s’ajoute quantité de livres en anglais et en français sur ce que l’on appelait dans les années 1970 la « nouvelle histoire » et ses avatars, qu’il suit attentivement et dont il s’inspire largement dans ses recherches, avec une préférence pour l’œuvre d’Eric Hobsbawm qu’il admirait profondément pour ses engagements et sa vision élargie de l’histoire.

En 1992, Zafer Toprak est appelé par le nouveau recteur de l’Université de Boğaziçi à prendre la direction de l’Atatürk İnkılap ve İlkeleri Enstitüsü (institut des réformes et des principes d’Atatürk) rattaché à l’université et qui, comme son nom l’indique, est un institut dédié à l’enseignement de la doxa kémaliste auprès de chaque université turque depuis la loi de 1982 promulguée par le régime militaire. Zafer Toprak saisit l’occasion : au lieu d’un établissement voué au catéchisme kémaliste, il fait de celui de Boğaziçi une sorte d’institut de recherche doublé d’une école doctorale, consacré à l’histoire de la fin de l’Empire et de la République, où il forme une génération de jeunes historiens de talent. En dehors des séminaires de recherche et de la direction des doctorants qu’il assure au département d’histoire et à l’Institut, il enseigne également pendant une vingtaine d’années à l’université Koç.

Doué d’une capacité de travail hors du commun, il faut ajouter au crédit de Zafer Toprak les nombreuses expositions dont, dans un souci de pédagogie et dans son désir de toucher un public plus nombreux, il se charge en tant que curateur, et qu’il alimente souvent de ses propres collections. Citons parmi celles-ci l’exposition commémorant le 75ème anniversaire de la République, Bir Yurttaş Yaratmak (la création du citoyen), Lozan’dan Cumhuriyet’e İnönü (Inönü de Lausanne à la République), Nazım Hikmet’in Açlık Grevi (la grève de la faim de Nazım Hikmet) Cumhuriyet’e Doğru (1919-1923) (vers la République), et plus récemment, İstanbul’da Deniz Sefası (les bains de mer à Istanbul) qui a rappelé au public d’aujourd’hui combien l’Istanbul d’autrefois était tournée vers les plaisirs nautiques, avec ses plages, ses établissements de bains (deniz hamamı) et ses clubs de voile. Il contribue également à création du musée de la Banque d’Affaires de Turquie (Türkiye İs Bankası) à Sirkeci. Ces expositions répondent aussi à l’intérêt qui s’est développé chez lui pour la culture visuelle, ce dont on peut se rendre compte en feuilletant ses derniers ouvrages abondamment illustrés.

A partir de 2012, Zafer Toprak entreprend en effet la publication de véritables « sommes », épais volumes qui flirtent avec les cinq cents pages voire plus, dans lesquels il reprend en partie ses recherches précédentes, mais toujours en les enrichissant de documents nouveaux et d’illustrations originales. Le lecteur trouvera ainsi dans ces ouvrages l’essentiel de son apport historiographique. En quelques années paraissent ainsi Darwin’den Dersim’e Cumhuriyet ve Antropoloji (2012)(La république et l’anthropologie de Darwin à Dersim), Türkiye’de Populizm, 1908-1923 (le populisme en Turquie) (2013), Türkiye’de Kadın Özgürlüğü ve Feminizm (1908-1935)(2015) (la libération de la femme en Turquie et le féminisme), Türkiye’de İsçi Sınıfı – 1908-1946 (2016) (la classe ouvrière en Turquie), Türkiye’de Yeni Hayat – İnkılap ve Travma (1908-1928) (la vie nouvelle en Turquie – réforme et traumatisme) et Atatürk – Kurucu Felsefenin Evrimi (2020) (Atatürk – l’évolution d’une philosophie fondatrice). Et pour point d’orgue d’une œuvre historique où le document écrit tient une place centrale, une édition critique en trois volumes du célèbre Nutuk (discours), prononcé durant trois jours par Mustafa Kemal en 1927.

Je terminerai en ajoutant quelques touches plus personnelles à ce portrait intellectuel. J’ai eu la chance de faire la connaissance de Zafer Toprak en 1977 lors d’un congrès à Ankara. Je préparais alors à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul mon doctorat pour lequel il m’a tout de suite apporté une aide généreuse. Au cours des années suivantes, nous nous sommes souvent rencontrés, en particulier aux fameux « mercredis » que Tarık Zafer Tunaya, l’historien des partis politiques en Turquie et l’un de ses maîtres, organisait chez lui, et qui rassemblait chaque semaine, dans une atmosphère libérale, une quinzaine d’universitaires et de chercheurs. Puis, lorsqu’il s’installa dans son appartement de Sıraselviler, à deux pas de Taksim, qui lui servait de bureau et où se trouvait sa fameuse bibliothèque, il m’offrit à chacun de mes séjours à Istanbul une hospitalité généreuse qui s’accompagnait de longues discussions sur les sujets les plus variés. Il y recevait souvent ses étudiants et ses disciples, et j’ai pu me rendre compte à quel point il était un hoca (professeur) aimé et respecté. Ouvert et chaleureux, Zafer Toprak était un homme modeste, discret, généreux, disponible, avide de culture, curieux de tout. En somme un parfait akademisyen, dans le sens turc du terme que j’aurais envie de traduire par « honnête homme ». Ces dernières années, tout entier à la publication de ses derniers livres, il souffrait pourtant, sans le dire ouvertement, de voir se dégrader la situation des universités en Turquie, et notamment celle de l’université de Boğaziçi à laquelle il était très attaché.

Peut-être la clé de cette œuvre et de cette existence entièrement vouées au métier d’historien se trouve-t-elle dans un de ses derniers ouvrages, Atatürk - Kurucu Felsefenin Evrimi. Dans cet essai « d’archéologie intellectuelle » comme il le dit lui-même, celui qui fut un « kémaliste démocrate », selon l’heureuse formule de Mehmet Ö. Alkan, part à la recherche des soubassements intellectuels de la République à travers l’étude de la bibliothèque personnelle d’Atatürk, et il rend hommage à son fondateur. C’est comme si ce fils de la République payait sa dette à l’égard d’un régime qui avait fait de lui ce qu’il était — un homme libre. .

 

*« Zafer Toprak Yayınları – Ocak 2022 », dans Mehmet Ö. Alkan éd., Osmanlı’dan
Cumhuryet’e Süreklilik ve Değişim : Zafer Toprak Armağanı, Istanbul, Tarih Vakfı Yurt
Yayınları, 2022, p. 31-64.

 

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Ce texte est une republication d'un article paru dans Turcica après le décès de Zafer Toprak.