Publié par l'OUI (Observatoire Urbain d'Istanbul) dans Hypotheses, le 29 juin 2022
Compte-rendu rédigé par Agathe Fautras et Alice Moret, avec les conseils de Filiz Hervet
https://oui.hypotheses.org/6609
Introduction
En avril 20111, Recep T. Erdoğan (alors premier Ministre) annonce en grande pompe le « projet fou2 » (çılgın proje) de construction d’un canal à Istanbul, « l’un des plus grands projets du siècle », associé à deux villes nouvelles réparties sur ses rives. L’aire urbaine stambouliote serait ainsi traversée non pas par une mais deux détroits, transformant la rive européenne en île. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’« Objectif 20233 » (Hedef 2023), une feuille de route précisant les objectifs à atteindre pour placer la Turquie parmi les dix premières puissances économiques mondiales d’ici 2023, année du centenaire de la République turque. Le projet de canal et de villes nouvelles prend place à côté d’autres mégaprojets urbains à Istanbul, tels que les tunnels routier et ferroviaire sous le Bosphore (respectivement Marmaray et Avrasya Tüneli), le nouvel aéroport, le troisième pont du Bosphore, mais aussi, à l’échelle régionale, les ponts Osmangazi et Çanakkale 1915, le train à grande vitesse reliant Istanbul à Ankara ou encore l’autoroute entre Istanbul et Izmir. Ces infrastructures de transport témoignent de la politique développementaliste de l’AKP et servent au rayonnement international de la métropole (Pérouse 2017).
Après plusieurs mois de mystères et de spéculations sur l’emplacement du futur canal, celui-ci a d’abord été précisé avec la détermination d’une « Zone de construction de réserve » (Rezerv yapı alanı) en août 2012, légèrement modifiée en 2014. Si 5 tracés différents ont été envisagés dans la zone, c’est finalement l’axe Küçükçekmece-Sazlıdere-Durusu qui a été retenu, comme l’a annoncé en janvier 2018 Ahmet Arslan, alors ministre des Transports, des Affaires maritimes et des Communications (Ulaştırma, Denizcilik ve Haberleşme Bakanlığı). S’étendant de la mer de Marmara à la mer Noire, le canal aurait pour points d’entrée le lac de Küçükçekmece au Sud, et la zone entre le village de Yeniköy (Sarıyer) jouxtant le troisième aéroport et le lac de Terkos au Nord, tout en traversant l’actuelle retenue d’eau potable de Sazlıdere (Carte 1).
Plus qu’une voie navigable, le projet de canal consiste donc en une immense zone de 36 453 hectares (26 538 ha sans compter l’aéroport) ; elle a été déterminée pour accueillir dans un premier temps deux villes nouvelles au nord de la métropole, posant ainsi les bases d’un nouveau front urbain de la mer Noire jusqu’à la mer de Marmara. Cette zone, traversant 13 arrondissements et 45 zones d’habitation4, comprend principalement des terres agricoles (14 024 ha), et compte aujourd’hui environ 500 000 habitant·e·s. Pourtant, plus de 10 ans après sa première annonce, les travaux d’aménagement du canal n’ont toujours pas commencé. Certes, les actions pour légitimer le projet et l’insérer dans la planification métropolitaine via des dispositifs hypercentralisés ont bien avancé (partie I), tandis que ses effets, avant même son existence physique, se font déjà largement sentir, par l’ébullition du secteur foncier au nord de la métropole (partie II). Mais les contestations des milieux scientifiques-et-militants (partie III) rendent la réalisation du projet incertaine, d’autant plus avec l’approche des élections présidentielles de 2023, où la réalisation ou non du canal est l’un des sujets de friction entre l’AKP et les partis d’opposition, notamment le CHP, à la tête de la municipalité métropolitaine depuis 2019. Au final, si l’attention est focalisée sur la voie navigable, c’est sans doute davantage l’ouverture du front urbain qui semble le plus à même d’aboutir, via le développement d’un vaste réseau de transport à l’échelle de la région métropolitaine (Ouverture).
Lors de cette excursion urbaine, nous sommes parti·e·s en minibus. Nous nous sommes d’abord entretenu·e·s avec un agent immobilier spécialisé dans la vente de terrains situés dans la zone de construction du canal. Dans un second temps, nous avons rencontré des membres de la Solidarité du peuple de Şahintepe (Şahintepe Halk Dayanışmaşı), qui lutte contre une mesure d’expulsion dans le cadre du projet de canal et de villes nouvelles. Enfin, après un pique-nique au bord du lac de Sazlıdere, nous avons fait une promenade aux alentours de Karaburun et Yeniköy, sur les rives de la mer Noire, jusqu’au lac de Terkos.