(Re)découvrir Diyarbakır

Les entrepreneurs du patrimoine mondial

À ce jour, la candidature de Diyarbakır pour inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, présentée sous l’intitulé de « Paysage culturel de la forteresse de Diyarbakır et des jardins d’Hevsel », doit être soumise à l’étude des experts de l’organisation internationale. Finalisé par la Municipalité Métropolitaine de Diyarbakir et transmis au centre du patrimoine mondial en janvier 2014,1 ce dossier dissimule encore une profonde incertitude concernant ses chances d’aboutir. Rien n’est moins acquis d’avance en effet que l’entrée dans la collection du patrimoine mondial de cette zone urbaine et agricole aujourd’hui menacée d’affectation au statut de réserve foncière.2

C’est précisément cette interrogation sur les choix à venir des administrateurs et aménageurs turcs, opposant projets de protection patrimoniale et développement urbain, qui nous incite à questionner l’identité et le rôle des acteurs mobilisés lors du processus d’inscription au patrimoine mondial. Comment a-t-on redécouvert la relation millénaire entre, d’une part, des jardins redevables au fleuve Tigre de leur fécondité agricole et, d’autre part, une ville fortifiée édifiée en harmonie parfaite avec son environnement naturel ? L’insertion de ce site dans la catégorie innovante des « paysages culturels »3 laisse même à supposer une véritable découverte du patrimoine de Diyarbakır. Et considérant cette invention patrimoniale, l’on ne peut se départir d’identifier les acteurs de son élaboration.

Cette mention des implications individuelles vis à vis de la définition du site patrimonial peut paraître anodine mais elle nous permet de souligner un point méthodologique central dans la compréhension du phénomène de patrimonialisation. Elle met en valeur la nécessité d’aller au-delà de l’analyse des discours et des relations institutionnelles afin de percevoir le rôle spécifique des individus (experts, administrateurs et citoyens) dans l’écriture de l’identité et/ou de l’histoire de Diyarbakır. Nous voulons finalement suggérer dans cette note que les initiatives individuelles, au-delà des projets des institutions publiques et privées, détiennent une importance primordiale dans la patrimonialisation du site de Diyarbakır.

En tête de fil des scientifiques ayant contribués à une prise de conscience patrimoniale vis à vis de la ville fortifiée, il nous faut rendre hommage à Albert Gabriel4, archéologue et fondateur de l’Institut Français d’Études Anatoliennes, dont les recherches détiennent encore une influence majeure sur les travaux menés à Diyarbakır. Ce nom est aujourd’hui intrinsèquement lié à la forteresse et à la ville de Diyarbakır. Il est d’ailleurs communément mentionné par les Diyarbakır’lı qui exposent ses photographies au regard quotidien autant dans les cafés que dans les administrations publiques. Albert Gabriel, comme explorateur de la Turquie orientale des années 1930, est ainsi à la fois un personnage de l’histoire de Diyarbakır et un entrepreneur de son patrimoine. La prégnance de son influence peut notamment se percevoir dans le processus d’inscription à l’UNESCO. Que ce soit pour ses matériaux de recherche (cartographie, photographie, schémas) ou ses interprétations concernant la datation des murailles, son ouvrage de référence est constamment évoqué par un dossier qui lui est postérieur de près de quatre-vingts années.

Quoi qu’il en soit l’élaboration du dossier UNESCO concourt avec la période d’une véritable redécouverte du site et d’un renouvellement historiographique dont témoigne la multiplication des publications, d’inventaires et de projets de mises en valeur de l’héritage historique de la ville, allant au-delà des murailles. Dans cette entreprise patrimoniale, l’État et la mairie métropolitaine jouent des rôles de financeurs et éditeurs distincts, mettant en exergue l’existence de préférences patrimoniales parfois divergentes entre ces institutions5. Mais ces publications nous permettent surtout de constater que l’élaboration du dossier UNESCO a pu profiter d’un contexte de productions scientifiques particulièrement riche, alimenté par un certain nombre d’initiatives individuelles.

Aux cotés de ces chercheurs, de nombreux fonctionnaires de la municipalité et de la préfecture sont investis d’une autre manière dans la fabrication du patrimoine. Parmi eux, les membres de l’« unité de gestion du site » (alan yönetim birimi) de la mairie métropolitaine de Diyarbakır sont plus directement responsables de l’invention patrimoniale liée au patrimoine mondial. Ils délimitent les frontières du site à protéger, décrivent les biens patrimoniaux à valoriser et écrivent de cette manière l’histoire à raconter. Mais ceux-ci ne travaillent pas indépendamment du système institutionnel et sont de ce fait contraints de se soumettre à des  relations administratives parfois conflictuelles au sein de l’État turc. S’il faut retenir une spécificité de la construction patrimoniale dans le cadre de la procédure UNESCO, c’est qu’il s’agit d’un processus obligeant la rencontre de l’Etat central, de la municipalité et de l’expert international. Nous ne pouvons que suggérer alors, sur la base de résultats d’entretiens informels à la mairie, les différends ayant pu surgir entre l’unité de gestion du site (municipalité) et la direction générale du patrimoine culturel (ministère) lorsque la première rédigeait le dossier et que la seconde y apportait ses demandes de rectifications. La procédure UNESCO offre ainsi à la mairie une opportunité d’initiative de mise en patrimoine tout en réaffirmant le pouvoir de contrôle du Ministère de la Culture et du Tourisme (Kültür ve Turizm Bakanlığı) validant le dossier en dernière instance.

Au-delà de la relation entre les fonctionnaires du ministère et de la mairie, ce sont les échanges entre experts locaux et internationaux qui influent le plus fortement l’élaboration du site du patrimoine mondial. Cette rencontre est à l’origine d’une innovation capitale et d’une toute nouvelle conception patrimoniale : elle institue la protection du paysage culturel de Diyarbakır. C’est au cours de la ré ICOMOS/ICOFORT d’avril 2013 consacrée à la forteresse de Diyarbakır et aux villes historiques6, qu’un expert suggère aux élaborateurs du dossier de candidature d’abandonner l’idée de classer la seule vieille ville, mais d’enrichir le site inscrit en y intégrant les jardins d’Hevsel. Cet expert international, membre d’ICOMOS international et d’une délégation nationale auprès de l’UNESCO, a fait partager sa connaissance des critères et des nouvelles tendances du patrimoine mondial en tant que consultant. Les standards internationaux promus par l’expert ont alors fait l’objet d’une appropriation et d’une transformation au sein de la mairie. Sous l’impulsion du consultant, l’idée innovante du paysage culturel a d’abord été intégrée dans le dossier. Mais en dernier lieu, ce sont bien les experts locaux qui ont finalisé le dossier. Ceux-ci ont notamment jugé que le texte de « justification pour inscription »7, rédigé à partir de la conceptualisation du consultant étranger, ne mettait pas suffisamment en valeur  les spécificités locales du site. Cette partie du dossier a donc subi de nombreuses réécritures.  Ainsi, si le lien harmonieux entre la forteresse et les jardins est bien hérité d’une histoire millénaire et que celui-ci suscite depuis quelques années un intérêt scientifique, sa découverte patrimoniale et son intégration dans un projet de valorisation culturelle constitue bien une innovation de la procédure UNESCO.

Nous supposons finalement que cette mise en patrimoine du paysage culturel dépasse le cadre strict de la procédure UNESCO, et ceci encore une fois en mettant en lumière le rôle d’un entrepreneur de patrimoine. La candidature UNESCO constitue à ce jour l’initiative la plus poussée de mise en patrimoine des jardins d’Hevsel dans la mesure où il propose une protection au motif de leur valeur historique, au-delà de leur richesse agricole ou écologique.  Les promoteurs du dossier ne sont néanmoins pas les protecteurs exclusifs de ces lieux. Doit-on en effet s’étonner le 1er mars 2014 de voir surgir un important mouvement de contestation lorsque l’arrachage de premiers arbres annoncent un projet urbain susceptible de menacer des zones agricoles ? Doit-on percevoir à travers les vingt jours d’occupation des jardins une mobilisation aux revendications culturelles, ou simplement écologique ? Une enquête menée dans le camp des manifestants nous incite à penser que l’enjeu patrimonial détenait une place centrale dans l’argumentaire des contestataires. Il s’agit de préserver des jardins pour leurs riches vertus agricoles mais aussi de protéger l’intégrité de la ville. Au centre de la tente du « mouvement écologique de Mésopotamie » (Mezopotami ekoloji hareketi), une militante, par ailleurs employée au sein du service d’urbanisme de la mairie de Diyarbakir, a exposé le plan de zonage du site patrimonial. Il se trouve que le premier terrain où s’est attaqué le chantier du Ministère de la Ville et de l’Environnement (Çevre ve Şehircilik Bakanlığı)  est situé à l’intérieur de la zone tampon du site UNESCO. L’argument patrimonial et plus spécifiquement l’inscription à l’UNESCO peuvent ainsi être pleinement intégrés dans le discours des manifestants. Il faut par ailleurs noter que l’implication des jeunes militants du Parti de la Paix et la Démocratie (Barış ve demokrasi partısı, BDP8) dans la mobilisation a pu élargir ses revendications à la protection de la nature et de l’identité kurde dans la région du Sud-Est.

L’occupation des jardins d’Hevsel au cours du mois de mars a ainsi était l’occasion d’une prise de conscience de leur valeur patrimoniale, ne serait-ce que pour les visiteurs du camp. L’introduction de l’argument de l’inscription à l’UNESCO dans cette mobilisation, conséquence directe de l’initiative d’un employé de la mairie métropolitaine, nous convainc finalement de la nécessité de rechercher les éléments d’une patrimonialisation jusqu’à l’échelle de l’analyse individuelle. Et au-delà des entrepreneurs du patrimoine, il nous faut finalement nous intéresser aux récepteurs de leur travail. Car la construction patrimoniale des jardins de l’Hevsel et de la forteresse de Diyarbakır ne peut aboutir sans que ces biens culturels ne soient appropriés par les résidents de la ville, et que ces derniers exigent que des politiques assurent leur protection.



Cf. notre édition : http://dipnot.hypotheses.org/403

Le lien entre nature et culture est au cœur de l’argumentaire soutenu par le dossier de candidature afin de démontrer la « valeur universelle exceptionnelle  du paysage culturel de la forteresse de Diyarbakır et des jardins de l’Hevsel » (Cf. Diyarbakır Büyüksehir Belediyesi (janvier 2014) Diyarbakır Fortress and Hevsel Gardens Cultural Landscape, nomination for inscription on the world heritage list, fichier électronique PDF)

Cf. Gabriel Albert (1940) Voyages archéologiques dans la Turquie orientale, tome I Texte, Institut français d’archéologie de Stamboul, 375p.

Les conflits d’écriture historique - distinguant « Amed, la capitale kurde de haute Mésopotamie » et « Diyarbakır, le cœur de l’Anatolie orientale » - sont clairement perceptibles dans la comparaison de ces deux ouvrages :  Tigris Amed et Çakar Yıldız (2014) AMED, Coğrafya, tarih, kültür, publié en kurde et en turc par la municipalité Métropolitaine de Diyarbakır, 540p. / Diyarbakır valiliği (novembre 2013) 33 medeniyetin dokusuyla, 12 000 yıllık mistik bir Şehir Anadolu’nun kalbi Diyarbakır, publié par la préfecture de Diyarbakır, vol.1-2., 255p /136p. 

Cf. troisième partie du dossier UNESCO : Diyarbakır Büyüksehir Belediyesi (janvier 2014) Diyarbakır Fortress and Hevsel Gardens Cultural Landscape, nomination for inscription on the world heritage list, fichier électronique PDF, pp.101-122

Parti à la tête de la mairie métropolitaine de Diyarbakır et d’un certain nombre de municipalités à forte population kurde. Cf. notre édition : http://ovipot.hypotheses.org/10150