• Migrations Société 177 juil-sept. 2019

    Éditorial

    Pages 3 à 18
    Pages 19 à 33

    Varia

    Pages 145 à 166

    Note de lecture

    Pages 167 à 170

    Nouveautés documentaires de CIEMI

    Page 171
  • Réinterroger le quartier, à partir d'Istanbul en proie aux transformations (2)

    Réinterroger le quartier, à partir d'Istanbul en proie aux transformations

    Axe de recherche mené par Cilia Martin, Jean-François Pérouse et Mina Saïdi

     
    bandeau lequartier
     

    {tab=Argumentaire}

    On peut dire sans abus que L'IFEA a d'ores et déjà une tradition de recherche sur le quartier, son Observatoire Urbain d'Istanbul – fondé en 1989 – travaillant beaucoup à cette échelle. En somme, le parti pris adopté de facto pour l'approche de la métropole a été celui de l'entrée par le quartier, en rupture avec la vision orientaliste du quartier inhérente au prétendu modèle de la « ville orientale » (Raymond, 1995). Les muhtar comptent parmi les premiers interlocuteurs sollicités lors des excursions urbaines de l’OUI et  le président de l’association des maires de quartier d’Istanbul avait été l’un des premiers invités du séminaire-OUI de l’année 2000-2001. Comme si l'immensité métropolitaine difficilement abordable dans sa totalité ne pouvait être saisie qu'au travers de ces unités de vie, de perception, d'identification et de gestion que sont les quartiers.
    Le quartier a donc été et reste un prisme d'analyse, c'est aussi un catalyseur d'interdisciplinarité, dans la mesure où historiens, anthropologues, sociologues, géographes, architectes et urbanistes peuvent s'y retrouver, à l'instar du séminaire organisé en 2000 à l'IFEA par Işık Tamdoğan.

    Contexte

    Au début des années 2010, le contexte métropolitain – et l'ivresse de la référence à l'échelle globale qui s'est emparée des édiles -  semble défier le quartier comme unité de gestion administrative et politique. On assiste donc à une mise en cause du quartier, qui convoque à la fois les pratiques de mobilité des ménages (une étude récente a révélé que les Stambouliotes changeaient de logement en moyenne tous les deux ans et demi), la puissance des réseaux et des sociabilités réticulaires (plutôt que celles déployées dans la proximité physique) et surtout les politiques de transformation urbaine (kentsel dönüşüm) dont Istanbul est la proie. La perspective annoncée d'un renouvellement de la moitié du bâti de la métropole d'ici vingt ans donne la mesure des bouleversements engagés. Or cette politique prioritaire est conduite par le centre politique – Premier ministre, Conseil des ministres et ministère de l'Environnement et de l'Urbanisme – dans un mépris total des pouvoirs locaux au nombre desquels compte la mairie de quartier (muhtarlık) dont le responsable est élu au suffrage universel tous les cinq ans. Le régime dominant de transformation se déploie dans la négation du local. Cela semble même être une des conditions de son efficacité, la consultation étant jugée comme une perte de temps au regard des objectifs quantitatifs des promoteurs de cette politique. En 2008 une simplification radicale du maillage des quartiers administratifs avait déjà entraîné, surtout dans les arrondissements centraux, la suppression sans appel de nombreux quartiers administratifs, dont certains avaient pourtant une très longue histoire. Certains parlent même d'une suppression totale du quartier comme plus petit échelon d'administration locale, dans les grandes métropoles en tout cas.
    Dans ce contexte, le quartier comme unité de vie – voire comme communauté imaginée – connaît un réinvestissement que l'on peut qualifier de compensatoire. Ce qui se perd en pertinence politique et en cadre de vie quotidien, pour des populations qui travaillent loin de leurs lieux de résidence, paraît se reconvertir en communauté de sentiments rêvée. Le principal réinvestissement affectif à l'oeuvre à Istanbul est le fait des milieux conservateurs qui tendent à exalter le quartier comme unité sociale, humaine, base de la conservation des « vraies valeurs nationales » et de la résistance contre l'atomisation et la modernisation. Dans cette
    vision, le quartier est une unité équilibrée, protégée et stabilisée par  un ensemble de régulations « naturelles », avec ses jeunes et ses vieux, ses riches et ses pauvres, ses hommes et ses femmes, ses humains et ses animaux, ses savants et ses simples d'esprit, ses figures invariables de l'autorité et ses institutions repères (mosquée, école, épicerie... ). Le nombre de publications à caractère nostalgique, vantant les charmes perdus des quartiers ottomans d'antan (Bayramoğlu Alada, 2008), est d'ailleurs impressionnant, sans parler des séries télévisées ou des articles de presse (quotidiens ou magazines). Cette nostalgie du quartier est à la fois une reconstruction idéalisatrice du passé et l'expression d'un conservatisme politique et moral. Le projet conservateur du Parti de la Justice et du Développement (AKP) passe ainsi par un réinvestissement physique des quartiers par une action de proximité développée en direction des femmes, des enfants et des personnes âgées, et par de nouvelles institutions comme le médecin de famille, l'imam de famille et le konak de proximité (semt konağı). Cette dernière institution, qui interfère avec la mairie locale, ne tire pas sa légitimité du suffrage universel comme celle-ci, mais du parti qui en a fait un vecteur de son influence et du contrôle social local, au cœur des territoires de vie quotidiens.

    (Ré)investissements

    L'économie immobilière n’est pas en reste dans ce réveil. Elle s'est aussi emparée de cette nostalgie, en commercialisant la référence au « quartier traditionnel » et à ses supposées incomparables valeurs d'urbanité, dans une reformulation opportuniste du principe « small is beautifulnbsp;». Cela conduit parfois les promoteurs, tout comme les concepteurs de centres commerciaux d'ailleurs, à produire des pastiches de quartier ressemblant à de mauvais décors de
    série télévisée. L’ouverture fin 2012 dans un centre commercial très chic de tout un étage dénommé «nbsp;Quartier/Mahalle » semble confirmer cet usage croissant de la référence décontextualisée au quartier par l’économie urbaine de la consommation. Le petit commerçant de quartier, atrophié par le développement des centres commerciaux, est récupéré comme simple icône « hors sol », dans le cadre de ces mêmes centres.
    Parallèlement un réinvestissement politique peut s'opérer selon d'autres modalités, comme celui enregistré après le tremblement de terre d'août 1999 où certains habitants d'Istanbul ont réalisé que face aux risques sismiques seule une organisation à l'échelle locale était réellement
    efficace. Il en est résulté un regain du phénomène associatif à l'échelle des quartiers, par réactivation d'associations récentes ou créations ex-nihilo. Les luttes écologistes et les mobilisations contre la transformation urbaine ont aussi pour effet de réactiver le quartier en tant qu'échelle et cadre de contestation, comme on l'a vu dès 1994 à Arnavutköy – contre, déjà  !, un tracé de troisième pont routier sur le Bosphore -, et dans des dizaines de quartiers désormais dressés contre la perspective d'une destruction, d'une éviction et de déplacements forcés. En ce sens, la transformation urbaine peut participer, dans certaines conditions, à la recristallisation d'une conscience de quartier, comme on l’a vu à la suite de la révolte du parc de Gezi de juin 2013.
    Certaines organisations de
    gauche radicale, à l’instar des « Maisons du Peuple » (Halkevleri) participent aussi au réinvestissement politique du quartier, à la fois au niveau symbolique – en exaltant la mémoire des mouvements révolutionnaires dans les quartiers au cours des années 1970 (Aslan, 2004) - et au niveau pratique, en implantant des associations de quartier, en favorisant les mobilisations à cet échelon, voire en noyautant certaines mairies de quartier (Yıldız, 2013). Suivant l’invitation du sociologue Ali Şimşek (2008), la gauche turque semble redécouvrir cette unité sociale concrète.
    Le quartier à Istanbul, dans ce contexte contradictoire et stimulant, n'est donc pas un objet d'étude
    obsolèteque la recherche aurait épuisé. Sa polymorphie et les formes d'investissement qu'il polarise encore en font un analyseur inépuisable des dynamiques urbaines. Pour l’étude des populations captives – par l’âge, le sexe, la langue, un handicap physique ou la position socio-économique – l’entrée par le quartier paraît particulièrement adaptée et même indispensable. C’est comme si, à l’heure des mobilités et des mises en réseau démultipliées pour certains, le quartier ne restait une réalité que pour les plus démunis et les plus invisibles. Ne serait-ce qu’à ce titre, il mérite la plus haute attention.

    Réinterroger”, pour faire écho à notre : « ‘Interroger le quartier’  : quelques repères terminologiques et méthodologiques », Anatolia Moderna/Yeni Anadolu, n°X, Istanbul, IFEA, 2004, p. 127-130.


    Le tableau d'İbrahim Sâfi (1899-1983) intitulé “Eski İstanbul Mahallesi” (Vieux quartier d'Istanbul) a parfaitement fixé cet imaginaire archétypal du quartier.

    Citons ici juste quelques titres d'articles parus récemment : “Je veux qu'on me rende mon quartier”, Gezinti, automne 2003, p. 28-32, “Pourquoi avons-nous cessé de faire le salut du matin?”, Zaman-Cumartesi, 17 février 2007, p. 7, “Avant il y avait les mères de quartier; à chaque souci on accourrait à elles” (Star, 15 avril 2012, p. 1), “Êtes-vous un bon voisin?”, Zaman-Cuma, 27 avril 2012, p. 7, “Qui est donc mon voisin de palier?” (Yeni Bahar, 3 mai 2012, p. 34-35), “Les imams de quartier à l'époque ottomane” (Yeni Bahar, 3 mai 2012, p. 6-7)...

    Le complexe résidentiel fermé développé en 2012 par le groupe Neo Vista au nord-ouest de l’aire urbaine joue beaucoup sur cette référence au quartier; “La vie de quartier a été greffée, avec des prix qui commencent à 760 000 TL”, Dünya, 22 mars 2012, p. 16. On pourrait croire à une plaisanterie, eu égard aux prix proposés...

    Voir Mehmet Tez, “Nous sommes devenus américains, bravo” (en turc), Milliyet-Cumartesi, 26 janvier 2013, p. 2.

    Voir notre: “Catastrophes, risques sismiques et redécouverte de la dimension locale à Istanbul », In  : Coanus T. et Pérouse J.-F. (éd.), Villes et risques. Regards croisés sur quelques cités «  en danger,  » Economica, Anthropos, 2006, p. 56-78.

    Voir sur cet aspect  notre : “Katmerli mağdurların muhalif olma hakkı yok. Ayazma’da neden yerel bir muhalefet oluşamadı?” (Les victimes multiformes n’ont pas le droit à l’opposition. Pourquoi aucune résistance n’a pu émerger à Ayazma  ?), İstanbul Dergisi, Nisan 2008, n°63, pp. 26-29.

    Voir Can Uğur: “Regard sociologique sur les quartiers de gecekondu : qui dit quartier dit voisinage et solidarité” (en turc), Birgün, 30 décembre 2012.

    Le “Netherlands Institute inTurkey” travaille depuis 2012 aussi beaucoup à cette échelle, en focalisant sur un quartier-parangon, celui de Tophane à Beyoğlu ; consulter :http://www.nit-istanbul.org/NITTophaneHeritageProject.pdf

    Comme le prouve le compte-rendu récent : Virgilio Pinto Crespo, « Biographie d’un quartier de Madrid », La Vie des idées, 17 juillet 2013. ISSN  :  2105-3030. (URL  : http://www.laviedesidees.fr/Biographie-d-un-quartier-de-Madrid.html (dernière consultation  : 19 juillet 2013).

    {tab=Bibliographie}

    • Aslan Ş. (2004), Bir Mayıs Mahallesi. 1980 Öncesi Toplumsal Mücadeleler ve Kent[Le quartier du Premier Mai. Luttes sociales et ville avant 1980], İstanbul, İletişim.
    • Ayverdi H. (1965), Fatih Devri Sonralarında İstanbul Mahalleleri, Şehrin İskânı ve Nüfusu, Ankara: Doğuş Matbaası.
    • Bayramoğlu Alada A. (2008), Osmanlı Şehrinde Mahalle [le quartier dans la ville ottomane], İstanbul: Sümer.
    • “Dünya’nın merkezi Mahallemiz” II [Le centre du monde, notre quartier], Kebikeç, 20, 2005.
    • Kara İ. & A. Birinci (1997), Mahalle mektebi hatıraları [Souvenirs de l’école de quartier], İstanbul : Kitabevi.
    • Osmanlı Mahalleleri Atlası, Atlas Dergisi özel kolleksyion 2011, İstanbul: DB.
    • "Aux marges de la métropole stambouliote : les quartiers Nord de Gaziosmanpaşa, entre varoş et Batıkent", Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien ("Métropoles et Métropolisation"), CERI/FNSP, Paris, 1997, n°24, p. 122-162.
    • « Lettre d’Istanbul. Le quartier d’Ayazma »,   Mediterraneans-Méditerranéennes, Paris, nº12, octobre 2001,   p. 320-323.
    • «  Göz ardı edilen bir mahalle  ?  Küçükçekmece Ayazma mahallesi» (Ayazma à Küçükçekmece, un quartier tenu à l‘écart?), İstanbul Dergisi, Ocak 2002,   n°40, p.  81-83
    • «  Les métamorphoses de ‘Gazi Mahallesi’  : formation et dilution d’un quartier périphérique d’Istanbul  », Anatolia Moderna/Yeni Anadolu, n°X, Istanbul, IFEA, 2004, p. 189-204.
    • « Ayazma (Istanbul)  : une zone sans nom, entre stigmatisations communes et divisions internes  », in  : J.-L. ARNAUD (dir.), L'Urbain dans le monde musulman de Méditerranée, Paris  : Maisonneuve & Larose, 2006, pp. 155-174.
    • Raymond A. (1995), "Ville musulmane, ville arabe : mythes orientalistes et recherches récentes", in J.-L. HERVE, J.-C. BIGET(coord.) Panoramas urbains, situation de l'histoire des villes,  Fontenay/St-Cloud, E.N.S. Editions, p. 309-336.
    • Şimşek A. (2008), «La gauche doit bien lire les quartiers » (en turc), Birgün, 20 avril 2008, p. 11.
    • Yıldız E. & Oda Projesi (2013), Kendi sesinden Gülensu-Gülsuyu [Gülensu-Gülsuyu, de l’intérieur], Ankara, Nota Bene.

    {/tabs}

  • S. Poyraz & L. Dissard (eds.) - Guerres de Syrie et dynamiques kurdes (2011-2021)

    Solène Poyraz et Laurent Dissard (coord.), Guerres de Syrie et dynamiques kurdes (2011-2021), Cahier d'Histoire Immédiate, N°56, Décembre 2021.

    Faire quelque chose, marquer le coup, ne pas laisser la voix à des velléités réductrices et nationalistes, voilà ce qui nous a motivés à penser ce numéro, à l’occasion des 10 ans des révolutions que l’on a appelées « arabes » mais qui ont affecté le monde et ses sociétés. En tant que chercheur.e.s, beaucoup de supposés et de raccourcis nous ont dérangés dans le traitement de ces processus, on avait donc des choses à dire, il nous restait à choisir un angle d’approche. Solène Poyraz, politologue, travaillant sur les effets de la crise syrienne sur la Turquie, et Laurent Dissard, anthropologue de la Turquie et du Moyen-Orient, choisissent alors d’aborder une thématique cruciale qui semble avoir changé la donne dans la crise syrienne : les Kurdes. Une thématique omniprésente mais souvent traitée à travers un prisme ethnique et macro-politique, ne permettant pas de saisir les éléments du débat.