Article d’İlber Ortaylı dans Milliyet du 17 octobre 2010
La fondation française qui réveille les intellectuels turcs
Fondé en 1930, l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA), qui fête ses 80 ans cette année, constitue l’un des noms importants de la communauté scientifique. D’autres fondations comme l’Institut Allemand d’Archéologie et l’Institut Britannique d’Archéologie sont encore présentes aujourd’hui dans notre pays quand d’autres ont dû fermer après la Première Guerre Mondiale comme l’Institut Russe d’Archéologie.
Les Italiens ne possèdent aucun établissement de ce genre et, plus important, il n’existe aucune fondation turque de ce type au Moyen-Orient ou en Iran. La Turquie n’a fondé aucun institut de recherche de ce genre alors même que tout le Moyen-Orient regorge des vestiges de son passé. Or, les chercheurs et les scientifiques qui viennent (en Turquie) pour leurs recherches personnelles ou pour des fouilles archéologiques ont grandement besoin du soutien de ces fondations et notamment des possibilités d’hébergement qu’elles offrent.
Le premier directeur de l’IFEA était le célèbre architecte et historien d’art français, Albert Gabriel (1883-1972), nommé à deux reprises à cette fonction prolongée, entre 1930-1941 et 1945-1956. Nul ne l’ignore, Albert Gabriel a réalisé d’importants travaux extrêmement stimulants pour les intellectuels turcs sur un nombre incalculable d’œuvres d’art ottomanes à Bursa, Istanbul et Edirne.
Des chercheurs boursiers de ce centre.
Les travaux que le linguiste et historien sociologue George Dumézil -un des génies français à renommée universelle – a conduits pendant de très longues années à Istanbul, comptent parmi les principales réalisations de l’histoire de cet institut. Dumézil était connu pour son parler turc à la prononciation impeccable et ses études sur les langues caucasiennes comme le « ıbıhça », alors en voie de disparition. Cela a contribué à assurer sa renommée et celle de l’institut. Il était reconnu pour ses recherches, mais il était par-dessus tout célèbre pour ses théories permettant de lier linguistique et histoire. Il connaissait plus de 30 langues.
D’autres savants comme le célèbre archéologue grec, spécialiste de l’épigraphie, Louis Robert et le non moins célèbre hittitologue Emmanuel Laroche ont également été nommés à la direction de l’institut. Après la nomination du célèbre archéologue et numismate George Le Rider, on a vu se succéder toute une génération d’ottomanistes, des grands spécialistes de l’histoire ottomane comme Jean-Louis Bacqué-Grammont, Jacque Thobie, feu Stefanos Yerasimos et Paul Dumont, avant que la direction de l’institut ne soit assurée par Pierre Chuvin, fondateur de l’Institut Français de Taşkent en Asie Centrale, et aujourd’hui par Nora Şeni, spécialiste de l’histoire sociale, connue pour sa célèbre monographie sur la famille israélite ottomane Camondo.
Cet institut, important aussi pour ses études sur le Caucase, l’Iran et la Syrie, soutient les chercheurs et leur permet de poursuivre leurs travaux grâce notamment à l’octroi de bourses… Ses modestes ressources financières permettent ainsi d’inviter de nombreux historiens et archéologues venus faire des recherches aux archives d’Istanbul ou mener des études de terrain. Vous pouvez à tout moment y rencontrer des collègues de toutes origines de tous pays si vous allez jeter un coup d’œil vers la rue pentue Nuru Ziya.
Des séries de séminaires fort intéressants y sont organisées comme celui sur « Les Iraniens d’Istanbul », qui a fait recette à l’IFEA et qui constitue un pied de nez à notre historiographie. La vie de la presse et les courants de pensée de notre pays ont été étudiés pris en main à la suite de la Révolution Française, le français étant indubitablement par le passé la seule langue de travail. D’innombrables séminaires y ont donc été réalisés sur des thématiques aussi diverses que l’histoire de la presse turque, les relations diplomatiques ou la vie économique. Le temps a passé, et maintenant les conférences et séminaires se font également en anglais, tandis que la bibliothèque et les publications de l’institut ne cessent de s’enrichir et de se développer.