La gare, nouvel espace cosmopolite ?
J’ai commencé à travailler sur les gares en maîtrise de sociologie urbaine : je débutais alors une réflexion sur les définitions de ce lieu. Or, si l’on tient compte des écrits scientifiques, des discours, des pratiques des aménageurs et transporteurs, on s’aperçoit assez vite qu’il existe une définition presque unanime : la gare est avant tout un lieu-mouvement, pour être ensuite définie comme pôle d’échange, comme espace multifonctionnel.
Ce qui est primordial pour les gestionnaires et les aménageurs de la gare, c’est la fluidité des divers mouvements générés par la gare et les multiples moyens de transport qu’elle accueille. C’est en fait donner une très large place à tout ce qui concerne la fonctionnalité du lieu. Ce qui importe avant tout aux divers aménageurs, c’est de gérer au mieux les flux d’usagers, les origines et destinations de ces flux, et faire en sorte que la gare et les divers types de transport qui lui sont liés soient adaptés à une gestion claire et efficace de ceux que l’on désigne comme “ pendulaires ”.
– Prendre la gare comme objet de recherche, c’est privilégier les analyses transversales et non s’attarder uniquement sur un champ d’analyse spécifique.
– C’est aussi dépasser le thème célèbre du “ village urbain ” que les tenants de l’École de Chicago ont largement développé, pour concevoir la gare comme un “ morceau de ville ”, ouvert de toutes parts à des usages, pratiques diverses, largement travaillé, rythmé et recomposé par des mobilités et sédentarités remettant en cause un certain “ localisme ”. Il y a imbrication des échelles territoriales, débordements dans et sur la ville médiatisés par des divers transports présents dans et aux alentours de la gare.
– Enfin, rapidement, même si il faut tenir compte de ce qui se trame dans cet espace public qu’est la gare en s’intéressant aux problèmes de la vie quotidienne (Goffman) dans ce lieu, à l’ordre public et à sa logique interactionnelle, comme le font les recherches menées par I. Joseph et alii sur la gare du Nord notamment, la gare ne peut être définie uniquement par cette approche micro-écologique s’intéressant aux notions d’“ espace public ”et d’“ accessibilité ”.
J’ai débuté ce travail à la gare Santa Maria Novella à Florence (Italie) durant ma maîtrise. À cette époque, mes recherches s’attachaient surtout à comprendre comment les acteurs de l’aménagement de ces lieux concevaient la gare. Et ce d’autant plus que ces dernières années, avec le développement et la diffusion des moyens de communication de masse, l’application des télématiques et l’avancée des technologies de transport, existe tout un discours politique et économique sur des lieux tels que la gare : dans ces discours, la gare, ou plus précisément ce pôle d’échange, ce “ point de réseau ” est présentée comme une structure forte de l’espace urbain, un point d’attraction et de rayonnement, un centre donc.
Il s’est agi donc d’aborder la mobilité (et donc la gare) non pas d’un point de vue uniquement spatial, mais d’en montrer ses multiples dimensions. En effet, les faits de mobilité spatiale laissent des traces et comme l’a écrit Alain Tarrius “ chaque mouvement de population dans l’espace est aussi mouvement dans les échelles de stratification sociale. Se mouvoir, c’est consommer symboliquement et factuellement du temps, de l’espace, c’est apercevoir les lieux de l’Autre, c’est manifester symptomatiquement ses places ; celle que l’on perçoit, celle que l’on désire, celle que l’on occupe ”.
C’est en prenant en considération les temps et les espaces que les sens des pratiques de mobilité s’éclairent. Il s’agit ici de prendre le temps comme une commodité méthodologique. Le temps a une épaisseur : il est social. Le temps associé aux pratiques des échanges spatialisés permet en fait une lecture des comportements des différents groupes, en étudiant de plus près leurs rythmes sociaux. Les mobilités prennent alors une densité plus forte (un sens plus complexe) dans la mesure où l’analyse de ces rythmes sociaux permet de définir des groupes identitaires (identités culturelles, professionnelles,…) et les territoires auxquels ils sont liés. En résumé, ces rythmes font apparaître des proximités sociales (le lien social définissant une identité s’avère donc primordial) c’est-à-dire des voisinages, des réseaux relationnels qui sont propices aux échanges (ce peut être des échanges de biens, de services, etc.), le tout créant des ensembles territoriaux, qui sont alors des constructions sociales, et formant des univers de références urbaines.
Je me suis donc attachée à voir comment étaient recomposés en proximité des espaces disjoints, éclatés par les logiques des différents programmes urbanistiques, ou du moins qui semblent comme tels de par les formes de l’urbain, bouleversant par là la conception des espaces locaux.
– La gare Matabiau, à Toulouse : quand j’ai démarré cette étude avaient lieu autour de la gare de grandes opérations d’aménagement, rénovations, constructions et démolitions : construction d’une immense médiathèque, construction tout à côté d’immeubles de standing, etc. Il me semblait donc intéressant de se pencher sur la manière dont la gare est sans arrêt témoin des transformations de la ville depuis la moitié du XIXe siècle, comment elle est très souvent (et de plus en plus ?) au centre de nouveaux développements urbains.
Effectivement, la gare et ce qu’elle suppose comme image forte de la modernité et du progrès, avec la mise en service de nouvelles technologies, la fonctionnalité et la clarté des espaces, l’efficacité, etc., représente depuis l’arrivée du chemin de fer dans les villes un enjeu de taille pour ces dernières, le chemin de fer devant jouer un rôle primordial dans leur évolution, la gare devant être la vitrine du progrès. Quelles répercussions (économiques, sur la structure sociale, sur la démographie, etc.) le chemin de fer et la gare ont-ils eu sur la ville, et vice-versa ? Quelles ont été les interactions ?
En fait, comment la gare de Perpignan et ceux qui la “ font ” (c’est-à-dire : ceux qui la traversent, l’occupent, la gèrent, …), au-delà des usages que l’on rencontre fréquemment dans ces lieux, peut-elle amener plus spécifiquement à une redéfinition des approches en termes de mobilité / sédentarité en relation avec les notions de frontières, de seuils, de limites, de passages (W. Benjamin) ?
La gare de Perpignan et les territoires qui l’environnent, de par sa position et les représentations qu’elle draine, est-elle un lieu ou, plus qu’ailleurs, arrive / repart / s’installe / disparaît l’Étranger, l’Autre qui, par sa mobilité / sédentarité traverse, subvertit les frontières, tant celles de la ville, qu’au-delà ?
Cette gare était d’autant plus passionnante qu’elle accueille un trafic d’environ 540 000 voyageurs, ce qui en fait la troisième gare du monde et la première gare européenne : flux venant et allant dans de multiples directions (locales et régionales, nationales et internationales), irriguant les quartiers proches, la ville, mais aussi co-présences durables ou ponctuelles de populations différentes sur un même territoire.
Il s’agissait donc de s’intéresser aux rapports entre technologies (de transports, de communication…) et sociétés, et voir le jeu réflexif entre les deux, et non pas se contenter d’enregistrer les transformations dues aux techniques modernes. Je voulais aussi comprendre comment les groupes et individus se réapproprient les nouveaux moyens de transport : un grand voyageur rencontré à la gare du Nord nous dira que chaque nouvelle ligne (train, métro, etc.) mise en fonction était pour lui “comme une victoire personnelle”, ainsi il pouvait inventer de nouveaux parcours.
Je m’interrogeais aussi sur l’existence d’effets de recomposition spatiale, sociale et économique qui seraient induits par le développement et l’aménagement de ce qu’on nomme communément “un grand complexe d’échange”. Si effets il y a, à quelles échelles ont-ils lieu : “ agglomérations ”, quartiers proches, autres ? De quels types de territoires s’agit-il : juxtaposés, superposés, visibles, etc.?
Enfin, la gare du Nord, depuis longtemps déjà, met Paris en relation avec les autres villes européennes. Par la gare du Nord, c’est toute une tradition et une expérience de la circulation que je percevais : quelles logiques tous ces individus et groupes développent-ils, quels liens, quel sens dans la création d’un tissu commercial où les marchés très spécialisés, “ ethniques ” (les tamouls du faubourg Saint-Denis, longeant la gare du Nord par exemple), deviennent des pôles de rassemblement pour tous ceux qui sont dispersés à Paris mais aussi à l’extérieur; sans oublier d’autres lieux ou d’autres institutions qui semblaient fonctionner à l’échelle régionale ? Quel rôle tient la gare dans tous ces dispositifs ?
La gare n’est pas composée d’espaces abstraits, de “ non-lieux ” (M. Augé) mais est un support à un grand nombre d’échanges divers, aux subversions des espaces-fonctions par le mouvement / sédentarité, aux débordements. Bref montrer en quoi les “ situations ” de métissages, mixités ponctuelles ou durables à la gare permettent de comprendre des logiques territoriales à plus grande échelle : comment le singulier, la micro-localisation, des situations de « quotidienneté » permettent de percevoir les changements plus globaux.
C’est donc l’étude des mobilités / sédentarité qui me permettait de donner une (ou plusieurs) autre(s) définition(s) de la gare.
Je voulais comprendre comment des lieux de la ville qui font centralité circulatoire peuvent faciliter les négociations indispensables à l’institution de co-présences originales, au développement de côtoiements originaux parce qu’appuyés sur les opportunités originales de communication, d’installation, de valorisation des lieux et des initiatives, de définition de nouvelles centralités territoriales urbaines, spécifiques ou collectives, permises par les déploiements les plus récents des technicités circulatoires.
C’est notamment en remarquant les installations d’Indiens (Tamouls plus particulièrement) aux proches alentours de la gare (rue du faubourg Saint-Denis), et les liens qu’ils entretiennent avec la ville et d’autres territoires (notamment des quartiers de Londres), que ces questionnements devinrent centraux.
Ces observations et d’autres encore (la centralité, et pas uniquement commerciale, de réseaux de sociabilité de la rue Myrha, par exemple) me permettaient donc de considérer la gare du Nord sous l’aspect des articulations entre lieux et populations que permettent les interconnexions de transports, et laissaient donc voir la richesse et la diversité des réseaux et des contextes d’étapes, d’installations plus ou moins ponctuelles dans la ville, de ces collectifs “ identitaires ”.
Les mobilités, et les rencontres qu’elles permettent hors de ces lieux d’affectation résidentielle ou commerciale urbaine, construisent dans la ville, souvent sur le mode des juxtapositions, des espaces du mélange et de la reconnaissance. Ainsi se constituent des mondes de l’altérité : autres étranges plus qu’étrangers au sens ethnique du terme, tels que jeunes sans attaches, errants (avec ou sans papiers), individus privés de l’intensité des échanges à cause de leur âge ou d’évènements divers, ou tout simplement populations ethniques s’émancipant fugitivement des contraintes de la ségrégation résidentielle.
Il s’agit donc d’introduire ici une réflexion qui ne localise pas des grands groupes de migrants dans des enclaves urbaines, mais qui met en exergue la fluidité des espaces intermédiaires, au nombre desquels se trouve la gare. Il s’agit de prendre à témoin la gare Matabiau à Toulouse, perméable à de telles manifestations cosmopolites qui contribuent à la formation de nouveaux espaces d’initiatives sociales et économiques, de rencontres, s’étendant par proximité aux quartiers voisins, et par proximité morphologique à d’autres lieux ayant les mêmes caractéristiques. Ainsi, se construit dans un même mouvement notre objet, nos enjeux épistémologiques et méthodologiques, dans ce lieu tel que la gare où les étrangers font œuvre cosmopolite.
En effet, il est intéressant de voir l’importance des mobilités, quel que soit le terrain ou l’objet de recherche, dans la construction identitaire, dans le bricolage identitaire. Ce type d’approches par les mobilités semble permettre une compréhension plus fine, met en exergue des articulations originales entre espace – temps – identité, triade fondatrice des sciences sociales et humaines.
Les discussions et communications des apprentis chercheurs et des chercheurs confirmés m’ont persuadée qu’aborder les divers terrains et objets, nécessitait (avant tout ?) l’apprentissage ou la création d’un vocabulaire, la redéfinition de concepts qui nous semblent classiques ou jouissant d’une définition unanime, et ce, quel que soit le champ disciplinaire auquel on se raccroche.
Effectivement, aborder un terrain, un objet par les mobilités, montre qu’il faut s’interroger sur la polysémie des termes employés (nomadisme, territoire, espace, local, transnational, …), afin d’avoir accès à un “ savoir être total ” (De Tapia, Simon) des individus et groupes observés sur nos terrains respectifs.
Alors, à travers ces différentes recherches qui ont été exposées dans cette session d’Études Doctorales, vouloir comprendre les faits de mobilité c’est, me semble-t-il, un bricolage permanent constitutif du cheminement de recherche, d’invention, de re-création.
A.F.
Village ayant subi l’exode rural, comme toute la région de Yozgat (Anatolie Centrale, Turquie) dans laquelle il se situe, Büyükkisla a cette particularité de connaître depuis quatre ans une renaissance alors même qu’il avait totalement disparu vingt ans auparavant et que ses habitants semblaient en avoir fait le deuil. Réinvestissant ce lieu “ physiquement ”, avec la reconstruction de maisons, comme “ symboliquement ”, à travers la création d’une association, les anciens villageois, maintenant ankariotes ou gurbetçi (exilé – migrant) mettent en place un processus de patrimonialisation de ce territoire.
Ce phénomène de retour est impulsé par Duran, un ancien göç (migrant) de France qui a effectué en 1996 son retour “ définitif ”. Si cet homme d’une cinquantaine d’années est devenu très rapidement mon “ informateur privilégié ”, nos relations ne s’arrêtent pas là : cherchant à rendre compte de son étonnant parcours dans le cadre de ma thèse, je suis aussi ce que l’on pourrait appeler son “ biographe ”. L’objectif principal de cette biographie ne réside pas dans l’élaboration d’une illustration, d’un simple exemple visant à donner chair à un discours ethnologique qui nous entraînerait dans l’un des travers si bien décriés par Passeron (1990) : celui de croire que, parce que plus suggestive par l’expérience “ vécue ” qu’elle offre, la biographie est forcément plus pertinente et se justifie par ce biais d’elle-même, sans qu’aucune interrogation méthodologique ne lui soit portée . Si je cherche à explorer plus avant les ressorts de cette vie, c’est qu’en arrière-plan se profile l’ambition de mieux comprendre comment s’articulent la liberté individuelle, les rôles qu’endossent les individus pour pouvoir se mouvoir, avec plus ou moins d’efficacité, au sein d’un paysage social et les normes sociales comme contraintes mais aussi comme édificatrices de ces rôles. Or, il semble que la biographie soit “le lieu idéal pour vérifier le caractère interstitiel de la liberté dont disposent les agents comme pour observer la façon dont fonctionnent concrètement des systèmes normatifs qui ne sont jamais exempts de contradictions” (Lévi, 1989 :1333). Plus largement, il s’agit de montrer que si, bien évidemment, le contexte social imprègne un individu, contexte qu’on ne peut se passer de décrire, —“ les biographies ne parlent pas toutes seules ” disait Lévi-Strauss à propos de Soleil Hopi (1948)— il faut aussi souligner comment ce même individu influence le contexte social, joue avec ses normes, se dégage un espace de liberté.
Pour ma part, répond en écho à cette approche biographique, une notion largement utilisée en sciences sociales : celle de “ réseau social ”. Elle paraît en effet “ tout à fait utile dès lors qu’on s’intéresse à des individus et à l’usage qu’ils font de leurs rôles plutôt qu’à des rôles et à la manière dont ils investissent des individus ; à des pratiques qui jouent des limites institutionnelles ou qui les traversent plutôt qu’à des pratiques qui les confirment ” (Hannerz, 1980 : 225), à condition de ne pas céder à une rationalisation outrancière des acteurs, travers dont nous met justement à l’abri une approche biographique.
C’est dans cette perspective que s’inscrit l’exploration d’un chapitre de la vie de Duran, celui de son expérience migratoire en France (1973-1996). Cette “ chronique d’un exil (gurbet) ” est finalement une mise en débat de cette posture méthodologique qui tente de corréler une approche biographique à une approche réticulaire dans l’espoir de rendre plus intelligible ce que l’on pourrait nommer “ la fluidité de la vie sociale ”.
La famille de Duran fait partie de cette classe de villageois légèrement aisée, suffisamment riche pour permettre à ses enfants mâles de migrer ; migration synonyme d’une promotion sociale non négligeable. Il serait cependant erroné de croire que le départ de Duran pour la France s’inscrit dans un vaste projet familial : le candidat familial désigné à l’immigration n’est pas lui mais son frère cadet qui fut le premier à tenter l’aventure à Ankara comme poissonnier. Par la suite, son mariage confirma cette sélection parentale comme migrant, car il était bien plus “ stratégique ” d’un point de vue migratoire que celui de son frère aîné : en épousant la fille du premier kislali (originaire de Büyükkisla) à avoir migré en Allemagne, il lui devenait facile de partir comme “ gendre ”. À la différence de son frère, Duran ne profite d’aucune stratégie familiale pour migrer mais d’une “ occasion ”. Revenu en 1973 de son service militaire où il avait appris des rudiments de maçonnerie, il se présente comme maçon au bureau de l’IIBK qui l’envoie quelques mois plus tard à Narbonne (sud de la France). Ce départ, pris en charge par l’Etat, ne nécessite donc aucun investissement financier de la famille . Plus que d’une politique migratoire familiale, il est le fruit de la chance : sur la trentaine de jeunes candidats, deux seulement sont retenus.
Duran arrive donc à Narbonne avec un groupe de douze autres migrants en 1973 : les premiers Turcs de Narbonne. La CFDT apprend alors l’existence de ce groupe d’immigrés et envoie deux femmes donner des cours d’alphabétisation. Assez rapidement, Duran va se distinguer de ses compatriotes par une ardeur au travail peu commune, par sa capacité d’apprentissage du français , lui qui n’a pas eu la chance de poursuivre ses études au-delà de l’école primaire, mais aussi —contrairement à ses collègues— par la compréhension des avantages que peut lui procurer la fréquentation de ce syndicat. Il noue des relations qui se révèlent forts utiles lorsque l’entreprise de bâtiment qui l’embauchait dépose le bilan neuf mois après son arrivée en France.
Trois possibilités s’offrent alors à notre gurbetçi : la première est de retourner en Turquie, solution à vrai dire inimaginable tant ce retour “ prématuré ” signifie pour lui un aveu d’échec ; la deuxième est de partir comme les douze autres turcs aux quatre coins de la France pour retrouver d’autres familles turques et un travail ; la dernière est de rester sur place. Alors qu’il maîtrise encore peu la langue française et qu’il pourrait rejoindre un cousin à Strasbourg, Duran prend la décision de demeurer à Narbonne. Sa stratégie consiste à s’éloigner de ses compatriotes, cela pour se doter d’un “ capital ” culturel dont il sait que l’acquisition ne peut passer que par cette phase d’isolement. Il fuit un environnement régi par des liens “ forts ”, des relations multiplexes , qui offrent de nombreux avantages (sécurité, emploi,…), mais qui sont aussi source d’une haute normativité. Il préfère, durant cette période, établir des liens “ uniplexes ” qui lui permettent de conserver une autonomie, quitte à les transformer par la suite en liens multiplexes (via l’amitié, par exemple). Sortant délibérément du champ migratoire turc, il s’aventure, tel un pionnier, en des terres vierges, devenant par là un “ migrant actif ” (Simon, 2000).
Grâce à la CFDT, il obtient un emploi dans une usine de peinture, ce qui lui permet de faire de très rapides progrès en français. Après quoi, il retourne dans le milieu du bâtiment comme ouvrier. Deux ans d’épargne lui permettent d’effectuer un premier retour en Turquie durant l’été 1975. Il y fait construire un immeuble de trois étages sur le bout de terrain que son père lui avait demandé d’acheter quelques années auparavant à Ankara, et y installe ses parents, sa jeune sœur, sa femme et ses enfants. Trois des quatre appartements sont loués, les loyers assurant ainsi la subsistance de la famille. Puis il retourne en France, toujours sans sa famille.
Ainsi se clôt cette période de premiers contacts avec la France. Duran a réussi en deux ans à apprendre un métier, une langue étrangère, à nouer des relations professionnelles et amicales avec quelques Français, pour en définitive investir ses petites économies en Turquie, dans un immeuble de Sentepe, quartier de gecekondu (habitat auto-construit) d’Ankara où se trouvent réunis la plupart des Kislali. A lui, revient la charge de s’occuper de ses parents : ses frères, partis en Allemagne, avaient aussi la possibilité financière de faire construire mais ils ne l’ont pas fait. Il faut attendre 1975 —époque à laquelle le village s’était déjà considérablement vidé— pour que ses parents puissent enfin s’installer à Ankara. Cependant, s’il remplit son devoir de fils aîné, signant par là son attachement à son milieu d’origine —c’est d’ailleurs de lui qu’il attend une reconnaissance “ sociale ”— il ne demeure pas moins jaloux de son autonomie gagnée en France, ce qui explique son retour sans sa femme et ses enfants. Nous pourrions dire, pour reprendre une typologie d’Hannerz , qu’il est alors dans une phase de ségrégation : il investit de façon équilibrée dans plusieurs zones de son réseau sans que ces derniers ne soient en relation les uns avec les autres. Deux zones sont ici clairement identifiables : la zone “ française ” et la zone “ turque ”.
S’amorce dès lors une deuxième période où il va progressivement prendre la figure d’articulateur social.
Revenu en France, il s’installe comme artisan-maçon et très rapidement se fait connaître par l’excellent rapport qualité-prix qu’il offre. Des entrepreneurs immobiliers lui proposent alors un nouveau type de travail. Il ne s’agit plus simplement de faire quelques travaux de maçonnerie mais de construire des lotissements. La technique est la suivante : une entreprise sous-traite à Duran le “ gros œuvre ” (fondation, murs,…), et ce dernier se charge uniquement d’amener sur place la main d’œuvre qu’il paie à “ la tâche ”, c’est-à-dire au mètre carré. Il cherche alors des ouvriers qui trouvent leur compte dans ce travail et avec lesquels il puisse s’entendre (presque au sens littéral). Sa politique de recrutement commence dès 1979. La même année, il désire acquérir un immeuble, ce qui nécessite la venue de sa famille : en mars, ses enfants et sa femme s’installent à Narbonne. 1979 marque donc un véritable tournant dans sa carrière de migrant : sa période d’errant se clôt et débute sa carrière d’entrepreneur ainsi que celle d’articulateur ou de pivot communautaire. Il rentre alors progressivement dans une phase d’intégration (Hannerz, 1980 : 320) : au fur et à mesure, il va connecter des segments de son réseau à d’autres alors qu’aucun lien n’existait entre eux .
Deux secteurs de la zone “ turque ” de son réseau se mettent en place en 1979 : le premier est constitué de liens faibles, le second de liens forts puisque familiaux. Pour composer le premier secteur de cette zone, Duran entre en contact avec l’un de ses compatriotes des premières heures à Narbonne, parti à Bollène après la “ faillite ”, et qui est devenu son ami. Il le charge d’opérer un premier “ recrutement ” dans cette ville. Ce dernier s’effectue alors en fonction des liens amicaux qui unissent les migrants, amitié qui se trouve appuyée par une commune confession, l’alévisme . Cela n’est pas sans conséquence sur la nature des liens entre Duran et les nouveaux arrivés : de liens faibles, uniplexes, on passe rapidement à des liens plus forts, multiplexes. D’autre part, l’information circule et se crée une dynamique migratoire en direction de Narbonne, phénomène qui échappe au contrôle de Duran.
Le deuxième secteur est familial. Duran fait venir tout d’abord son beau-frère, son cousin de Strasbourg, son deuxième frère, un cousin resté en Turquie. Après quoi, la chaîne migratoire familiale prend de l’autonomie et chaque membre de la famille fait venir qui son cousin, qui son bacanak , qui son neveu.
Si ces chaînes migratoires semblent se constituer “ au petit bonheur la chance ”, leur formation répond néanmoins à certains “ principes ” structurant l’expérience migratoire. Le premier est qu’on ne migre qu’à “ bonne distance sociale ” : le migrant cherche un minimum de solidarité qui lui permette une assise pour mener à bien son “ projet migratoire ” (s’il existe !) mais évite de s’enfermer dans des rapports générateurs de contrôle social trop sévère. À cela s’ajoute la “ dette ” que l’on doit à l’accueillant. Elle paraît proportionnelle à la puissance du lien familial qui relie le migrant et l’accueillant : ainsi le migrant gagnera son autonomie plus rapidement s’ils sont éloignés, la “ dette ” paraissant moins conséquente. D’autre part, l’honneur du migrant serait sans doute atteint s’il devait compter sur l’aide d’une personne qui lui est hiérarchiquement inférieure, ce qui explique qu’il est exceptionnel de voir un cadet faire migrer son aîné. À Narbonne, j’ai pu remarquer que rares étaient les primo-migrants qui avaient fait venir leurs frères tout simplement parce que ces derniers ne voulaient pas ! Ils préféraient avoir recours à d’autres chaînes migratoires, toujours familiales mais plus “ souples ”, qui ne généraient pas une concurrence rapidement insupportable parce que fraternelle. La relation privilégiée est celle de cousinage : le lien de parenté est assez puissant pour susciter une entraide, mais il reste assez lâche pour que l’on conserve une certaine indépendance. Pour migrer, on privilégie des rapports d’égalité.
Duran peut dorénavant prétendre à une haute position sociale à l’intérieur de cette communauté naissante, si bien qu’en se créant, elle ne va pas l’entraver dans sa quête de liberté sociale. Au contraire, elle va lui procurer les moyens d’acquérir un “ honneur ”, un “ prestige ” social, désigné en turc par le terme de seref. Il est en position de force et l’arrivée d’autres migrants turcs qui auront une dette envers lui viendra le confirmer dans cette position.
À partir de 1979, Duran est un pont, un passage obligé, entre deux mondes qui s’ignorent mais qui sont en relation d’interdépendance : le monde des entrepreneurs et celui de la communauté turque fraîchement installée et qui ne cesse de croître. Conjuguant plusieurs rôles, il s’engage dans une carrière d’ articulateur entre le pays d’accueil et la communauté turque, ainsi qu’à l’intérieur de celle-ci. Il est avant tout l’intermédiaire inévitable entre le nouveau migrant et l’administration française, étant le seul à maîtriser suffisamment le français pour connaître et remplir tous les formulaires administratifs. C’est encore vers lui que l’on se tourne pour la location d’une salle de mariage ou lorsque l’on a quelques démêlés avec la police. On le perçoit alors comme représentant de cette communauté devant la justice. Si bien que très vite, il s’en sent responsable et endosse le rôle de gardien : au courant de tout, il fait attention à ce que le “ calme règne ”. Il cherche à ce que la communauté reste “ discrète ” aux yeux des autorités et sait se faire entendre. Pour finir, il devient le coordinateur de cette communauté en étant à l’origine de multiples initiatives : la création de nombreuses associations, la venue d’un instituteur turc, celle d’un imam après l’ouverture d’une mosquée, l’organisation de pique-niques etc.
Il concentre toutes les sources de l’autorité et devient un personnage central par la taille et la nature de son réseau. La première composante en est ce milieu communautaire dense, aux relations multiplexes, qui engendre inévitablement une normativité et un contrôle social fort rappelant l’ambiance villageoise turque. La deuxième est moins dense, constituée de liens uniplexes avec les “ Français ” que Duran tente souvent de convertir en liens multiplexes. Ainsi son réseau couvre l’ensemble des couches sociales de Narbonne (du député au dernier arrivé des migrants) et se caractérise par une haute centralité de proximité : Duran a besoin de peu d’intermédiaires. Le tout étant appuyé par une réussite économique exemplaire, il est alors le Turc le plus puissant de Narbonne, une position qu’il maintiendra dix ans.
N’arrivant pas à maîtriser la croissance du flux migratoire, Duran se trouve submergé par de nouveaux migrants débarqués à Narbonne parfois dans un état d’indigence. En effet, à partir de la fin des années 1980, des filières clandestines (sebeke) de migrants s’installent, irriguant la région narbonnaise via l’Espagne. Elles ont une conséquence directe sur le réseau de notre protagoniste : Duran est obligé d’augmenter le nombre d’intermédiaires turcs pour pouvoir agir dans l’ensemble de la communauté, perdant ainsi en centralité de proximité.
Par ailleurs, ces flux de population entraînent la scission entre Alévis et Sunnites en 1988. Jusqu’alors, les dissensions religieuses de Turquie n’avaient pas atteint Narbonne, Duran s’étant montré vigilant sur le recrutement de l’imam. Cependant le flux migratoire apporte des populations peu enclines à la tolérance religieuse, si bien qu’on assiste à une montée de l’islamisme et à une crispation identitaire alévie. En un an, la communauté turque se fracture sans que cela entame toutefois les relations de travail. Alévis et Sunnites ne se fréquentent plus mais continuent à collaborer sur les chantiers, la logique étant que l’on privilégie les liens faibles aux liens forts dans ce domaine, puisqu’ils garantissent la conservation d’une certaine indépendance, d’une certaine souplesse. Cette fracture a des conséquences sévères sur la position de coordinateur de Duran : au début des années 1990, il ne peut désormais coordonner des actions sociales qu’au sein du groupe alévi.
Certains de ces nouveaux arrivants ne suivent plus les filières classiques (hemsehrilik ou akrabalik) et vont constituer une main d’œuvre très bon marché. Perçus non comme des “ touristes-cousins ” mais comme des “ touristes-clandestins ” par les primo-migrants, ils sont largement exploités dans le système de sous-traitance qui fonctionne alors dans le secteur du bâtiment. En 1990, l’affaire des “ filières turques ” de Narbonne éclate : le préjudice envers l’URSSAF et les ASSEDIC s’élève à plus de cent millions de francs. Plusieurs entrepreneurs turcs tombent. Parce que son fils sert d’interprète et que lui-même est “ réquisitionné ” comme intermédiaire entre forces de police et populations turques, Duran chancelle de son piédestal, la rumeur l’accusant de collaboration.
Mais si l’affaire des “ filières turques ” lui a porté atteinte, son déclin s’explique avant tout par la sombre conjugaison de la désintégration successive de ses rôles. Son pouvoir d’intermédiaire s’étiole avec l’arrivée à l’âge adulte des enfants de primo-migrants : ces derniers n’ont plus besoin de Duran, leurs enfants étant parfaitement francophones. Le nombre de ses intermédiaires augmente, lui faisant ainsi perdre de sa centralité. La “ fracture ” a réduit son action coordinatrice au seul groupe alévi, “ l’affaire ” a affaibli son prestige. Sa seule protection contre la force corrosive des dedikodu devient de plus en plus évanescente et il commence à ressentir son enclavement. À cela s’ajoutent les choix conjugaux de ses enfants qui sont très mal perçus : prendre un “ Français ” comme conjoint revient, pour une population dont l’arrière-fond culturel impose un maintien de la pureté du sang, à un métissage fort critiquable. Duran est alors mis à rude épreuve : il se trouve en contradiction entre son esprit “ universaliste ”, sa “ modernité ” affichée, et les mécanismes de défense de son honneur structuré par des codes qui ne sont plus les siens, mais dont il ne peut se départir justement en raison de son appartenance identitaire. Au problème d’honneur familial (de namus), se joint une remise en question de son identité “ turque ”. Sa fille “ avec un Français ”, son fils “ avec une Française ” signifie qu’il n’a pas su les protéger d’une “ francisation ”, et cela parce que lui-même n’est plus réellement “ turc ”. “ Au-dessus de la mêlée ” durant dix ans, il se retrouve donc piégé par ces réseaux denses, travaillés par l’auto-surveillance et le commérage, où compte plus que tout l’image que l’on offre à l’autre.
Le “ coup de grâce ” lui est asséné en 1995 : il tombe gravement malade et doit interrompre ses activités dans le bâtiment. Un an plus tard, à la surprise générale, il effectue son “ kesin dönüs ” (retour définitif).
Parti simplement en vacances en 1996, il décide de demeurer en Turquie pour faire revivre son village entièrement abandonné. Pour ce faire, voyant qu’aucune initiative de ce type n’avait vu le jour alors que c’est là un mode associatif très développé en Turquie, il commence par créer une association villageoise à Sentepe (Ankara). Grâce à un cousin resté à Ankara qui lui indique quelques personnes intéressées, il présente son idée à l’ensemble des hemsehri ankariotes. Sa principale difficulté réside alors dans le fait que ces citadins semblent avoir tiré un trait définitif sur ces terres et ce passé rural. Cependant, jouant sur un imaginaire du village encore vif, Duran arrive en un an à rassembler autour de ce projet associatif l’ensemble des anciens habitants de Büyükkisla.
Duran ne s’arrête pas là. Une fois l’association fondée, il repart au village pour s’y installer malgré l’incompréhension générale et les commérages acerbes. Son obstination est toutefois payante : il prouve à l’ensemble des kislali qu’il est à nouveau possible de vivre à Büyükkisla et il remporte son pari, celui de relancer une dynamique circulatoire en direction du village. Un an après son installation, un épicier de Sentepe vient le rejoindre et se lance dans l’agriculture. Bientôt, plusieurs ankariotes reconstruisent leur maison, y séjournant l’été pour rentrer l’hiver à la capitale. Une nouvelle circulation Ankara-Büyükkisla voit donc le jour, sous-tendue par une “ esthétique ” —un renouveau du “ goût du village ” — ce qui s’accompagne de nombreuses entreprises de revitalisation de ce lieu, toutes orchestrées par Duran. En moins de trois ans, il réussit à faire planter une forêt avec l’aide des jeunes ankariotes de l’association, à rétablir la route jusqu’au village, et récemment à restaurer le muhtarlik (la mairie), ce qui fait de Büyükkisla le plus petit village, reconnu juridiquement comme tel, de la région. Bien évidemment, la fonction de muhtar (maire) lui revient “ tout naturellement ”, confirmant ainsi la reconquête de sa place d’articulateur social.
En conclusion, il semble pertinent de revenir sur les usages et les limites de cette approche en termes de “ réseau ”. Deux acceptions se présentent. La première pourrait être qualifiée de métaphorique (akrabalik, hemsehrilik etc.). Cet usage “ métaphorique ” a son utilité, mais le survol qu’il opère sur des problèmes centraux peut paraître regrettable. Dans cette perspective, on se limite trop souvent à dire que les individus puisent, pour arriver à leurs fins, dans tels ou tels stocks disponibles de relations (réseau familial ou hemsehri) sans que l’on se pose réellement la question des modalités, des contraintes, des marges de liberté qui sous-tendent ces expériences individuelles réticulaires. On en conclut rapidement que les réseaux des migrants sont le fruit de situations, d’opportunités que leurs procurent leur mode de sociabilité et de stratégies spécifiques à la migration. Ils sont alors désignés comme “ informels ” : les migrants n’utilisent pas les réseaux hemsehrilik et akrabalik selon des règles précises (ce qui nous arrangerait bien) mais profitent des aubaines qui s’offrent à eux, opportunistes qu’ils sont !
Face à cela, l’approche “ sociométrique ”, avec formules mathématiques et langage des graphes, se présente comme une critique de ces utilisations “ métaphoriques ” de la notion de “ réseau social ”. Soucieuse de contextualiser l’action, elle implique une grande richesse ethnographique puisqu’elle requiert des réseaux “ complets ”, c’est-à-dire des réseaux dans lesquels le chercheur dispose d’informations sur la présence ou l’absence de relations entre deux membres de l’ensemble social, quels qu’ils soient. Or, si cette méthode est extrêmement pertinente lorsque l’on travaille sur de très petites populations, elle devient difficile à mettre en œuvre dès que l’on dépasse une centaine d’individus, si bien que généralement le chercheur n’a affaire qu’à des réseaux partiels.
Entre ces deux acceptions, l’ethnologue paraît dans l’obligation de trouver une juste distance méthodologique qu’il ne peut adopter qu’en s’interrogeant au préalable sur ce que lui apportent ces analyses de réseaux. Pour moi, elles se révèlent particulièrement fécondes dans une perspective théorique qui cherche à rendre compte de cette “ fluidité de la vie sociale ”, fluidité qui doit impérativement être corrélée à la notion de “ carrière ”, c’est-à-dire d’“ une organisation séquentielle des situations vécues ” (Hannerz, 1980 : 334), en faisant ainsi appel à d’autres notions comme la formation d’un répertoire de rôles, de phases, etc., sans toutefois éliminer du champ des interrogations les ressorts de cette carrière. Il s’agit en définitive d’écrire une ethnologie “ des croisées de chemins ”, moments dialectiques entre liberté individuelle et contexte social.
Pour ce faire, j’ai recours à la biographie que j’envisage sous l’angle d’une description compréhensive. Cette dernière me semble le plus sûr garde-fou aux dérapages qui nous amèneraient seulement à montrer combien le contexte social imprègne un individu sans que l’on ne cherche à dégager comment ce même individu influence en retour ce contexte, ou qui nous ferait penser que nous avons affaire à des personnes douées d’une rationalité sans faille ou, pire, d’un parcours sans aléas. Ici résidait le pari de ces quelques lignes.
Duran commence sa “ carrière ” de migrant comme outsider. Il passe par plusieurs phases d’inscription sociale : isolement, ségrégation, intégration, enclavement. Il prend plusieurs figures (migrant actif, …) et se constitue un répertoire de rôles qui s’organise autour d’un rôle plus vaste, celui d’articulateur : d’abord intermédiaire, puis représentant, gardien, et coordinateur. Revenu à Ankara, il décide de reconquérir cette place d’articulateur. Restent alors à déterminer les ressorts de cette carrière. Nous devons probablement les chercher dans son perpétuel souci d’indépendance face à des normes sociales auxquelles il ne peut pas échapper et avec lesquelles il doit composer. Le prestige et le pouvoir qui découlent de ce rôle d’articulateur le mettent à l’abri de ces pressions normatives, lui dégageant ainsi un espace de liberté dans un milieu social aux réseaux denses dont l’affirmation des normes passe entre autres par le dedikodu, la rumeur. Et de cet espace interstitiel entre normes et liberté individuelle se crée, par deux fois, une dynamique sociale qui va toucher l’ensemble des kislali.
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Naples , troisième ville d’Italie, peine à se dégager des représentations négatives qui l’ont longtemps caractérisée. Capitale du Mezzogiorno, elle concentre en effet les difficultés d’un sud italien en mal-développement : un taux de chômage particulièrement élevé, une criminalité organisée en redéploiement, confèrent à la ville un caractère a priori peu attractif. Dans ce contexte, comment penser et expliquer l’existence d’un flux migratoire dirigé sur Naples, ville aux marges des grands processus de concentration contemporains ?
En effet, si elle n’est que la septième ville d’Italie pour sa présence étrangère, Naples n’en est pas moins un lieu de passage de toute première importance dans les trajectoires des individus migrants, mais le fait que cette mobilité soit difficilement quantifiable contribue à sous-estimer leur présence dans la ville.
D’autre part, cette mobilité est souvent interprétée comme une contrainte : la métropole napolitaine, tout comme le Mezzogiorno en général, serait la porte d’entrée de l’Europe et Naples, plaque tournante de l’immigration, constituerait un lieu de refuge provisoire pour des oiseaux de passage en attente d’un permis de séjour (Piore, 1979).
Ainsi les flux migratoires convergeant sur Naples, épiphénomènes des dynamiques migratoires contemporaines, seraient peu dignes d’étude car les migrants n’y laisseraient que peu de traces. Les périphéries dégradées de Pianura et Ponticelli, lieux d’errance et de déshérence, témoignent de cette interprétation. Interprétation univoque et assez classique des mobilités qui doit être dépassée, car si cette particularité de la métropole napolitaine existe bel et bien, elle masque d’autres aspects de la réalité migratoire.
En outre, cette interprétation témoigne d’une incapacité à imaginer que la ville puisse attirer les migrants : Naples n’a-t-elle pas représenté pendant des décennies l’archétype de la ville qu’on quittait ?
Et pourtant, il semble que Naples, ville poreuse , soit en phase d’être transformée par cette présence : on assiste ainsi à la constitution dans le quartier de la gare et dans certaines périphéries de la ville, d’un dispositif économique transnational qui a entraîné l’ouverture de nombreux commerces communautaires et de vente en gros (Chinois, Sri Lankais, Maghrébins, Sénégalais) et qui attire des migrants, parmi lesquels des commerçants ambulants (Marocains, Sénégalais, Nigérians, Polonais et Ukrainiens), des immigrés en Italie venus faire leurs emplettes et surtout des circulants transnationaux (Algériens, Marocains, Tunisiens). Pour ces migrants, la ville de Naples est une étape. En mobilité, ils construisent des réseaux et circulent entre différents pôles, dont les localisations varient selon les populations considérées, et nous invitent à rechercher de nouveaux instruments d’analyse des flux.
Il convient donc de prendre en compte les capacités des individus migrants à développer leurs propres initiatives et à créer de l’emploi , mais aussi à fédérer des territoires a priori peu connectés les uns aux autres. En effet, pour les populations étudiées, il semble bien que la mobilité constitue un atout que l’autochtone ne possède pas toujours, puisqu’elle réserve la possibilité de tirer profit simultanément de plusieurs espaces. Mieux, par le truchement de la circulation, il y a construction et mise en réseaux de territoires discontinus. La ville de Naples s’intègre ainsi à un archipel de lieux stratégiques dans les circulations d’hommes, d’informations et de marchandises.
Plus généralement, l’objectif est d’engager une réflexion sur le rôle des métropoles européennes secondaires dans la structuration d’espaces et de réseaux migratoires transnationaux. L’exemple napolitain invite en effet à réfléchir sur la place de ces métropoles secondaires méditerranéennes -qui ne sont pas des grandes métropoles polarisatrices, centres de décision importants au cœur de l’économie monde- dans les dynamiques migratoires actuelles. Leur position marginale —souvent de charnière, voire de frontière— leur confère-t-elle un rôle particulier pour les migrants ?
Une de nos hypothèses est que les migrants, en intégrant ces villes à des réseaux urbains, leur rendent une centralité (et peut-être même une modernité ?) en polarisant des flux sur ces villes et en exploitant les ressources offertes par leurs territoires. En d’autres termes, “ ce qui apparaît à l’échelle locale comme minorité se trouve à l’échelle des réseaux comme centralité, une centralité diverse de celle historique et locale, qui pourtant appartient à la dynamique interne de la ville ” (Tarrius, 1992).
Les questionnements présents dans ce travail s’articulent autour des thématiques suivantes :
– Mobilité : la mobilité est-elle nécessairement une contrainte, ou ne peut-elle pas correspondre à des stratégies délibérément choisies ? L’étude des mobilités nécessite d’envisager macro et micro-échelles, d’effectuer des télescopages dans l’observation (Viard, 1994, pp. 8-9). En effet, pour les populations que nous étudions cette mobilité est à la fois locale, urbaine (ancrages territoriaux dans l’aire métropolitaine de Naples) et globale, transméditerranénne (des réseaux fluides en construction et en expansion entre le Maghreb et l’Europe méridionale).
– Marginalité : la marginalité spatiale (les espaces étudiés, quartiers en déshérence et villes de périphérie, se situent principalement aux marges des centres-villes) équivaut-elle nécessairement à une marginalité sociale ? Ce qui est perçu comme marginal par certains (la ville de Naples et ses caractéristiques socio-économiques, les quartiers étudiés) peut-il être central pour d’autres ? Ce type de questionnement nécessite une remise en question de nos hiérarchies et probablement de substituer le couple traditionnel centre/périphérie au profit d’une multipolarité des lieux de la migration (Tarrius, 2000).
– Dimension marchande : Pourquoi la dimension marchande domine-t-elle à Naples ? En d’autres termes, de quelles manières la ville devient/redevient-elle un pôle marchand important dans un système de mouvement de personnes, de marchandises et de valeurs (matérielles et immatérielles) ? Il s’agit ici de s’interroger sur les atouts, notamment économiques, que peut offrir la ville aux migrants mais aussi de se demander dans quelles mesures les migrants, par le biais d’une forte structuration communautaire, parviennent à transformer la ville. En d’autres termes, quelle est la part des structures d’opportunités (notamment un tissu socio-économique particulier, basé sur des pratiques souvent informelles), et quelle est celle des ressources communautaires dans la constitution d’une réalité marchande à Naples ? Dans le choix d’une localisation, le lieu tient-il une place prépondérante, ou bien y a-t-il équivalence des lieux , comme la fluidité des réseaux migratoires pourrait le laisser croire ?
– Territoires cosmopolites : Quels sont les effets des mobilités sur le territoire ? De quelle manière les circulants produisent-ils des formes originales de territorialisation, des territoires cosmopolites ? La notion de cosmopolitisme recouvre celles d’identité locale, de création de richesses et de coexistences pacifiques. Dans ces espaces cosmopolites, c’est l’altérité, la capacité d’être en rapport avec des groupes différents qui structure le rapport à l’autre. Mais le terme est encore à préciser et reste également à comprendre si ces phénomènes de cosmopolitisme sont de nature nouvelle, en d’autres termes s’ils réactualisent des formes traditionnelles d’échange (réapparition de places marchandes en Méditerranée semblables aux “ comptoirs ” traditionnels), ou bien si on assiste à la mise en place de nouvelles formes de circulation spatiale et sociale.
L’observation de situations de mobilité et d’échange et la reconstitution de trajectoires socio-spatiales mettent en lumière les transformations impulsées par des individus entrepreneurs qui montrent qu’on peut créer du territoire sans être nécessairement “ enraciné ” et invitent à concevoir les migrations contemporaines non plus uniquement de façon bipolaire, mais en termes d’archipel et de pluri-centralités. Dans ce contexte, les données officielles, en particulier de stock, peu à même de traduire les mobilités, sont insuffisantes. La nécessité d’observer et de quantifier la circulation conduit à rechercher des instruments d’analyse nouveaux. Comptabiliser les modes de transport utilisés et souvent auto-produits par les migrants et les emprunter pourrait permettre de préciser l’importance et les modalités des flux (De Tapia, 1996).
On peut grossièrement distinguer trois types d’espaces transformés par la présence des migrants à Naples, en fonction de la distribution spatiale des migrants et de leurs situations migratoires :
– Les quartiers d’installation durable du centre-ville ;
Les périphéries de transit et d’errance, aux marges de la ville ;
Les territoires de la circulation et de l’économie du migrant.
Ces derniers constituent l’objet de notre travail. Ce sont en effet les espaces qui ont été les plus transformés par la présence des migrants. Migrants et non immigrés, car le terme de migrants souligne davantage la mobilité, la co-présence en plusieurs espaces des individus étudiés, mais aussi leur capacité à créer du territoire. Traversés par des circulations intenses, ces espaces correspondent également aux zones qui concentrent la présence étrangère la plus importante.
Les prémices de l’apparition d’une économie du migrant dans ces espaces ont lieu dans les années 1980 qui sont simultanément celles de bouleversements socio-économiques et celles du début d’une immigration structurelle en Campanie. La grande entreprise, outil-symbole d’une politique du développement méridional, décline, alors que d’autres activités, liées à d’antiques traditions, émergent. Ces secteurs, petit commerce et artisanat, désignés comme marginaux, se montrent particulièrement dynamiques. Ainsi il n’est pas rare que le petit commerce devienne commerce de gros et l’artisanat, manufacture. C’est précisément dans ces activités que les nouveaux arrivants s’insèrent. Le processus économique s’affirme et se renforce durant les années 1990, parallèlement au renforcement du phénomène migratoire. Mieux, il semble que les populations migrantes tirent profit des dynamiques économiques les plus porteuses et originales de Naples et ainsi, contribuent directement au renouveau de la ville . Les terrains étudiés, représentatifs de la circulation et de l’économie du migrant sont au nombre de trois : Il s’agit d’un quartier central mais déconsidéré et “ laissé en friches ” pendant de nombreuses années, et de deux zones périphériques en développement productif :
Le quartier de la gare à Naples ;
Les périphéries productives et commerciales textiles de la zone vésuvienne ;
Les périphéries productives et commerciales de la chaussure au nord de Naples.
Effectuer une typologie des pratiques de mobilité et des réseaux sociaux qui les soutiennent peut permettre de comprendre comment Naples se constitue en pôle marchand. Les figures du commerçant ambulant marocain et circulant algérien semblent significatives dans la mesure où elles illustrent bien la place de Naples dans des stratégies migratoires et des mobilités transméditerranéennes.
Si une telle classification présente des limites, le recours à ces types en tant que figures caractéristiques d’une catégorie de personnes s’avère nécessaire en tant que modèle simplifié des comportements qui permet de comprendre et d’appréhender la réalité. Cette typologie est donc une “ commodité méthodologique pour rendre compte à un certain moment du parcours de recherche, de convergences de sens, de proximités de formes, à même d’articuler de nombreuses et microscopiques observations empiriques en unités de comportements collectifs comparables ” (Tarrius, 1992). Il s’agit également de comprendre que les individus étudiés ne correspondent pas nécessairement totalement à ces types et ne sont pas des figures figées. Les comportements fluctuent, et en ce sens, définir des types c’est aussi “ identifier les passages des uns aux autres ” (Tarrius, 1992).
La présence marocaine en province de Naples se concentre dans la zone vésuvienne, région périurbaine dont les caractéristiques socio-économiques se montrent, dès les années 1970, favorables à l’installation d’un groupe d’hommes d’âge moyen et pratiquant le commerce ambulant. Très vite, une filière migratoire connectant les régions centro-occidentales du Maroc (Khouribga, Beni Mellal, El Borouj) —nouvelles régions d’émigration— et la zone vésuvienne se met en place.
La stratégie commerciale de ces migrants se fonde sur une pratique de la mobilité à double échelle, c’est-à-dire périurbaine et transméditerranéenne. L’activité locale, exercée de manière itinérante, a pour moyen de locomotion la circumvesuviana (le train qui encercle le Vésuve) qui permet de se rendre dans les lieux d’approvisionnement et de vente. À San Giuseppe Vesuviano, ces commerçants achètent articles textiles, linge de maison et prêt-à-porter, qu’ils vendent au porte-à-porte et sur les marchés. Dans le centre de Naples, ils achètent mouchoirs en papier, bibelots et jouets de plastique. Depuis peu, ils se fournissent également en vêtements et bibelots auprès des grossistes chinois. La clientèle privilégiée de ces marchands est constituée de femmes au foyer isolées des grands centres d’achat qui ont recours au Marocain pour se “ dépanner ” en produits d’entretien ou en linge de maison et ses trajectoires couvrent presque la totalité de la province de Naples, à l’exception du centre-ville. Le carozzino, support de ses marchandises, est une poussette pour enfants, aménagée afin de pouvoir servir à la fois de présentoir et de moyen de transport.
À Naples, le commerce ambulant constitue l’illustration paradigmatique de la pratique de l’arrangiarsi, si bien que le parcours du commerçant marocain rappelle fortement celui de certains Napolitains, et notamment, dans la zone vésuvienne, celui des fameux magliari (fripiers) qui, partant de la vente ambulante de vêtements usagés dans l’après-guerre, sont devenus grossistes puis producteurs (ils fournissent actuellement les commerçants maghrébins) et représentent aujourd’hui les self-made-men par excellence.
Le commerçant marocain, tirant profit des opportunités offertes par le contexte, s’est construit une stabilité dans la précarité. Précaires durables, certains d’entre eux pratiquent la même activité depuis une vingtaine d’années. Cette situation de précarité est rendue supportable par les fréquents allers-retours (environ 3 mois/an) pratiqués vers la région d’origine où ils ont laissé leur famille. “ D’ici, de là-bas, d’ici et de là-bas à la foi ” (Missaoui, 1995), véritable fourmi (Tarrius, 1992), le commerçant marocain perpétue son activité au-delà des frontières de l’Italie, transportant des marchandises qu’il vendra par la suite sur les marchés ou à l’un des détaillants ayant ouvert une boutique sur le souk de Khouribga ou encore disposant d’un emplacement en sous-location au marché du soleil à Marseille, qui constitue alors une étape sur le chemin du retour.
Les voyages sont effectués en voiture (il y a à Khouribga un célèbre marché aux voitures italiennes), en fourgonnette, ou en autocar (suite à des accords réalisés entre sociétés de transports marocaines et napolitaines, les autocars pour Khouribga quittant la place de la gare à Naples ne manquent pas), parfois même en bateau (ligne Alicante-Salerne).
La présence importante d’Algériens à Naples (mais aussi en Espagne, en Turquie, en Angleterre, au Canada, …) illustre l’ouverture de l’espace migratoire algérien et la fin de la relation bipolaire France/Algérie . Nombre d’entre eux sont des commerçants nomades originaires de l’est du pays, en possession d’un visa d’affaires. Leur organisation s’appuie sur la présence de groupes sédentaires résidant à Naples et repose sur un triangle commercial qui comprend San Giuseppe dans la zone vésuvienne (rebaptisée “ Saint Joseph ”) pour les produits textiles (linge de maison et parures matrimoniales, vêtements), San Pietro à Patierno au nord de Naples pour la chaussure et le quartier de la gare à Naples qui remplit outre la fonction de centre d’achat en gros (contrefaçons de jeans et d’articles de sport), celle plus complexe de centre d’hébergement, de services et de tractations. Le choix du produit s’adapte avec une grande souplesse à la demande (certains Algériens alimentent ainsi les boutiques de Marseille et Alger) et à la conjoncture (modes, …). Naples est appréciée à la fois pour la diversité des produits et pour le prix des marchandises, qui conservent néanmoins le prestige du made in Italy. Depuis peu, ces commerçants effectuent une partie de leurs achats auprès de la centaine de grossistes chinois qui ont récemment ouvert leurs portes dans le quartier de la gare .
En outre, ils participent dans l’aire métropolitaine de Naples du développement d’une économie du migrant qui a pour conséquence une certaine renaissance du quartier de la gare à Naples. La transformation du quartier comprend plusieurs aspects : lieu de rencontre, de socialisation et d’échange de devises (le quartier est le point d’arrivée et de départ de nombreux autocars pour Marseille, le Maghreb mais aussi la Pologne et l’Ukraine) et de marchandises, lieu de passage et point d’appui (parfois le quartier constitue la toute première étape du parcours migratoire en Italie), point commun entre toutes les communautés marchandes qui la traversent, lieu de territorialisation (institutionnalisée par la création durant l’été 2001 d’un marché pour ces vendeurs de rue) et d’approvisionnement du commerce ambulant. Le quartier, longtemps déconsidéré, a recouvert, grâce à l’économie du migrant, une identité propre. Les Italiens ont également profité de cette dynamique par la valorisation d’une série d’activités tombées en friches, comme celle des hôtels.
La multiplicité de ces aspects et la complexité des dynamiques qui traversent ce quartier contribuent à en faire un espace cosmopolite de rencontres et d’échange, au sens ou il y a instauration de proximités sociales entre populations diverses, “ co-présences tributaires des mobilités, de populations riches ou pauvres, ethniques ou non ” (Tarrius, 2001).
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En Egypte, depuis le milieu des années 1970, début de l’ouverture économique, les systèmes migratoires se sont considérablement transformés ; les migrations résidentielles, longtemps dominées par l’exode rural, grand moteur de la croissance urbaine, se sont inversées : les villes sont beaucoup moins attractives, de nombreux citadins les quittent en direction des villages périurbains. En outre, les migrations, au sens strict du terme, c’est-à-dire impliquant un changement de résidence , ont tendance à être supplantées par des déplacements de types plus complexes que certains auteurs résument sous le terme de “ circulation ” .
Ces mobilités permettent de mieux saisir les dynamiques urbaines actuelles —ralentissement des rythmes de croissance des grandes métropoles et villes secondaires, dynamisme des bourgs périurbains— et dessinent les contours d’une nouvelle définition de l’urbain, qui dépasse largement les limites de la ville officielle et celles de l’agglomération. Le lien entre ces mobilités et la formation de nouvelles configurations territoriales, les aires métropolitaines, constitue l’enjeu principal de cette recherche.
Si les migrations internationales et interrégionales ont fait l’objet de nombreux travaux scientifiques en Egypte, les mobilités intra-métropolitaines restent mal connues. Dans ce domaine, la thèse de S. Fanchette sur l’urbanisation des campagnes dans le Delta du Nil constitue un travail pionnier : si de moins en moins de ruraux quittent leurs villages pour s’installer en ville, en revanche, beaucoup d’entre eux y travaillent et s’y rendent quotidiennement. De plus, la crise du logement dans les grandes villes pousse de plus en plus de ménages citadins à venir s’établir dans les bourgs périphériques, à la recherche d’un loyer plus modéré. On comprend mieux le développement intense de mobilités circulaires.
Pourtant, ces mutations des systèmes migratoires tardent à s’imposer dans les problématiques de recherche et il arrive encore que les migrations internes soient uniquement envisagées en termes d’exode rural et d’urbanisation . Ce cliché a la vie longue, ce qui risque de poser à terme des problèmes en termes d’aménagement du territoire.
Si l’enjeu de ces nouvelles dynamiques a suscité des travaux à l’échelle des grandes métropoles —Le Caire essentiellement, avec A. Deboulet sur les mobilités résidentielles et C. Barge sur les mobilités quotidiennes—, la capacité des villes secondaires à structurer ces déplacements complexes n’a pas encore été démontrée. Aussi, en partant de l’analyse des trois plus grandes villes secondaires du Delta —Tantâ, Mahalla et Mansûra, agglomérations de 500 000 habitants—, on cherchera à approfondir la mesure et la structure des flux créés par les mobilités résidentielles et circulaires, pour ensuite mener l’étude de la recomposition des territoires métropolitains, dessinés par ces nouvelles dynamiques.
Cerner avec précision l’ampleur, la structure et l’évolution de la mobilité, soulève de nombreuses difficultés.
On ne dispose pas des outils statistiques fiables pour mesurer ces migrations résidentielles. En effet, les données publiées par le CAPMAS ne sont disponibles qu’au niveau du gouvernorat, divisé en deux secteurs, urbain et rural. Seule conclusion que l’on puisse tirer de ces données : la prédominance des migrations rural-rural et de celles urbain-rural à l’intérieur des gouvernorats étudiés, la Daqahliyya et la Gharbiyya. Toutefois, la classification officielle de l’urbain en Egypte, qui est loin de correspondre à la réalité, pourrait corrompre l’interprétation de ces tendances : ces migrations sont moins le signe d’une inversion de l’exode rural, que d’une redistribution des dynamiques urbaines dans un champ plus vaste, l’aire métropolitaine.
Une autre méthode, plus expérimentale, nous permet de confirmer cette hypothèse. À partir du recensement de population, on calcule des taux annuels de migration nette, en retranchant le taux d’accroissement de la population au taux d’accroissement naturel . Comparée aux tableaux du CAPMAS, cette méthode a l’avantage d’être calculable à l’échelon le plus fin, la commune, mais souffre d’un inconvénient, la perte de l’information géographique sur l’origine et la destination des migrants. Dans l’ensemble, le bilan migratoire des grandes villes du Delta est négatif (-0,36 % pour Mahalla et –0,11 % pour Tantâ) —Mansûra fait figure de cas isolé, en gardant un caractère attractif (0,17 %) —, alors que les districts ruraux des villes secondaires ont tous un bilan excédentaire, et plus particulièrement les villages qui composent leurs agglomérations.
L’inversion des tendances migratoires constatées en Egypte renvoie donc à un phénomène classique de desserrement urbain, qui a été décrit pour les grandes métropoles mondiales (Moriconi, 2000). Ce phénomène se traduit aussi au niveau de la population : les centres-villes perdent des habitants, tandis que les banlieues de l’agglomération en attirent. Ces mouvements de redistribution ne se limitent pas aux communes de l’agglomération, mais s’étendent aussi à la couronne plus large des villages périurbains.
Nombreux sont les ménages qui quittent la ville pour s’installer dans les villages périurbains, ou qui choisissent d’y rester, tout en continuant à travailler en ville. Plusieurs facteurs expliquent ces nouveaux “ modes d’habiter ” : coût moins élevé des logements , transports peu chers, amélioration des équipements et services en milieu rural… La hausse des loyers urbains est le reflet d’une pression foncière, particulièrement marquée dans les villes secondaires du Delta. Contrairement au Caire ou à Alexandrie, ces grands centres urbains ne disposent pas de terrains désertiques pour y déverser le trop-plein de leur croissance. L’extension urbaine se fait donc forcément au détriment des terres agricoles dont la protection est de plus en plus sévère. S’il est interdit depuis plusieurs années de construire sur des terres agricoles, l’instauration d’un décret militaire en 1996 a fait en sorte que la loi soit correctement appliquée : toute infraction est désormais immédiatement sanctionnée par l’arrivée de bulldozers qui détruisent les constructions illégales.
Pour donner une image complète de ces mobilités résidentielles, il nous a paru important de terminer sur une typologie très simple de ces migrations, bâtie sur le critère de motivation du changement de résidence.
Le cas le plus courant renvoie à un phénomène qui a déjà été décrit pour le Caire, la décohabitation des jeunes ménages. P. Fargues explique ce phénomène par l’évolution des structures familiales, résultat de la transition démographique : “ Alors qu’auparavant un homme avait de bonnes chances de succéder à ses parents dans le domicile familial au moment de son propre mariage, il doit aujourd’hui s’établir séparément. Cet allongement du cycle familial suppose l’extension du parc de logement ” (Fargues, 2000, 65-66). Alors que les centres sont saturés, les appartements disponibles et bon marché se situent plutôt en périphérie, dans les quartiers informels ou les villages périurbains.
On distingue ensuite deux grands types de migrations, les premières dites “ contraintes ”, parce qu’elles sont vécues comme un rejet de l’espace urbain, alors que les secondes s’insèrent davantage dans une stratégie familiale.
– Les migrations “ contraintes ” sont souvent le résultat d’un incident conjoncturel : conflits graves avec la belle-famille, effondrement d’immeubles… Ce dernier cas de figure est assez fréquent, compte tenu de la “ taudification ” des quartiers anciens, où de nombreuses maisons menacent de s’écrouler. Incapables de retrouver un logement à un prix abordable, les familles touchées ont pu vivre plusieurs années dans des huttes (ìshash), édifiées généralement dans la même rue que leur ancien domicile. Souvent, elles finissent par être relogées par le gouvernement dans des logements sociaux, disséminés dans des villages voisins. Quand les familles ne sont pas prises en charge par l’administration locale, elles choisissent de partager un appartement à plusieurs dans ces mêmes villages périphériques et cohabitent à trois ou quatre ménages, rarement de la même famille. Sans en arriver à la situation extrême de l’effondrement d’immeubles, il est fréquent que certains citadins démunis ne soient plus capables de payer un loyer en centre-ville.
– Pour d’autres, la migration apparaît comme le fruit d’une stratégie : un médecin de Tantâ a décidé de s’installer à Sibirbây. Il travaille en ville, à l’hôpital et dans un dispensaire du village. Dans sa nouvelle résidence, il a la possibilité de posséder un immeuble entier pour sa famille, dispose de tous les équipements urbains —égouts notamment— et cela à un endroit accessible au centre-ville en moins de dix minutes. En outre, il existe aussi des migrations de retour au village, au moment de la retraite. Très souvent, des fonctionnaires qui étaient locataires en ville pour une somme modique, cèdent leur appartement à leurs enfants et construisent une nouvelle maison, légèrement à l’extérieur du village.
Entre la grande ville, centre des emplois et des services, et son environnement rural, se déploie une intense circulation.
Paradoxalement, le développement des mobilités circulaires semble aller de pair avec l’appauvrissement progressif des sources. Le recensement de population de 1976 offrait un tableau sur les mouvements pendulaires (navettes domicile-travail). Par exemple, 23 % des personnes qui travaillaient à Tantâ résidaient hors de la ville, et une majorité provenait de son district rural. Vingt-cinq ans après, les mouvements se sont renforcés et les zones d’influence se sont très certainement élargies. Toutefois, il est pratiquement impossible de les mesurer avec exactitude.
Le seul calcul que nous avons pu effectuer pour 1996 consiste à établir le rapport entre les actifs au lieu de travail, donnés par le recensement des établissements et ceux au lieu de résidence, fournis par les recensements de population. Mais, la comparaison entre les deux sources est loin d’être évidente : en effet, le recensement des établissements ne prend en compte que les gens travaillant dans un établissement, comme son nom l’indique, et parmi ceux-là, ceux qui ont un contrat stable. D’autre part, le secteur gouvernemental, c’est-à-dire essentiellement les fonctionnaires, n’est pas pris en compte. Cependant, un tableau du recensement de population permet de remédier à ce handicap, car il donne les actifs résidents en fonction des secteurs, public, gouvernemental et privé, en spécifiant pour ce dernier les actifs travaillant dans un établissement et hors établissement. Nous avons donc établi un rapport entre actifs au lieu de travail et au lieu de résidence, uniquement pour les secteurs publics et privés dans un établissement. Ce rapport permet uniquement de situer les espaces attractifs, mais de manière relative, sachant que les fonctionnaires constituent la majorité des emplois en ville et que tous n’y résident pas.
Le résultat obtenu est peu surprenant, ce sont clairement les villes qui sont les plus attractives, à l’exception d’un district rural, celui de Mansûra, qui attire aussi des actifs, signe d’une délocalisation de l’activité dans la couronne périurbaine.
Mais, les mobilités circulaires ne se réduisent pas aux navettes domicile-travail. Tout aussi intéressants à étudier sont les déplacements pour études. Là encore, les mesures ne sont qu’approximatives : en 1976, Tantâ attirait 18 300 élèves non résidents en ville, Mansûra 16 000. Dix ans plus tard, le recensement de 1986 n’a pas la même précision, mais l’on sait, par d’autres sources, que 40 % des étudiants de l’Université de Tantâ résident en dehors de son gouvernorat, la Gharbiyya. Sachant que les capacités d’accueil en résidence universitaire existent, mais sont réduites, et que la location d’un appartement en ville en un phénomène assez peu répandu, on peut en conclure que la majorité de ces étudiants effectue des déplacements quotidiens pour suivre leurs cours.
Enfin, une façon de saisir ces mobilités circulaires consiste à s’intéresser de plus près à leur vecteur, un réseau de transport performant.
Dans un système de peuplement où les densités rurales sont très élevées —1500 habitants/km2 en moyenne—, et où les métropoles régionales polarisent une majeure partie de l’activité économique et des services, les mobilités circulaires fonctionnent grâce à une bonne accessibilité aux grands centres urbains. Cette dernière est fondée sur la flexibilité et la hiérarchisation du système des transports collectifs, publics et privés —microbus et taxis collectifs— et sur un coût assez faible qui reste supportable même pour les ménages démunis.
Ces notions de flexibilité et hiérarchisation sont fondamentales : la noria des microbus et taxis collectifs permet l’existence, dans tout village du Delta, d’une offre de transport en commun quasi-instantanée. Les trajets effectués se calquent et s’articulent sur la hiérarchie administrative : un véhicule desservira le tronçon village/chef-lieu de district, un autre opérera la jonction chef-lieu de district/capitale du gouvernorat. Très souvent, on constate une adaptation du parc automobile à la rentabilité des segments parcourus : si les microbus sont majoritaires pour les liaisons inter-villes, les “ pick-up ”, bâchés pour l’occasion et affublés de planches de bois en guise de sièges, sont plus courants pour la desserte de villages moins accessibles. En dépit de l’extrême diffusion de ce système de transports collectifs privés et sa grande souplesse, les autobus publics continuent à jouer un rôle très important : à Tantâ, ils transportaient, au début des années 1990, plus de 90 000 passagers par jour.
La mesure des flux de véhicules pourrait constituer un bon indice de ces mobilités circulaires. Si des données ont pu être collectées suite à de nombreuses enquêtes auprès des responsables locaux, elles sont difficilement utilisables, notamment pour les taxis et microbus, où l’importance du trafic informel fausse les statistiques officielles .
En dépit des difficultés à mesurer avec précision ces flux, il est indéniable que les mobilités circulaires ont pris une importance considérable tant dans la vie quotidienne que dans l’organisation de l’espace et que, partant, elles dessinent des territoires métropolitains aux configurations nouvelles, en abolissant les frontières entre l’urbain et le rural.
Afin de mieux saisir la notion d’aire métropolitaine, nous reprendrons la distinction établie par F. Moriconi-Ebrard sur les trois niveaux d’analyse de l’urbain :
– la ville officielle a d’abord un sens politique. En Egypte, la définition administrative de l’urbain est très restrictive.
– l’agglomération renvoie davantage à la vision du géographe, à un milieu. Son critère de délimitation, la continuité du bâti, est facile à délimiter. Dans le Delta, les taux d’urbanisation officiels et ceux de l’urbain aggloméré passent du simple au double, de 30 % à 60-70 %. Pour Tantâ, Mahalla et Mansûra, l’agglomération représente environ ¼ de population en plus, soit un apport de 100 000 habitants.
– l’aire métropolitaine se définit surtout par une dimension socio-économique. C’est un “ système socio-économique fait de mouvement et dont on évalue les dimensions à partir des faits économiques ou sociaux : navettes domicile-travail, fonctions, niveaux de services. Ses limites sont invisibles dans l’espace car l’aire métropolisée s’appréhende par les réseaux. Or, par définition, les réseaux n’ont pas de limites territoriales ” (Moriconi-Ebrard, 2000, 1).
Les problèmes méthodologiques liés à l’emploi de ce concept sont doubles :
– problème d’ordre technique, de délimitation : en tant que réseaux, les aires métropolitaines n’ont pas de limites territoriales.
– problème conceptuel, lié à la notion d’urbanité. On associe traditionnellement, et ce depuis très longtemps, les critères de centralité et de densité pour qualifier l’urbanité. Or, les aires métropolitaines, proches du concept de périurbain, semblent remettre en cause ces deux fondements :
“ On a depuis environ 8500 ans expliqué la ville par un phénomène de concentration, c’est-à-dire de mouvements centripètes tendant à se réunir dans un centre. Or, il faudrait désormais l’expliquer par des mouvements centrifuges, c’est-à-dire par des éléments qui apparaissent a priori comme le propre de la ville, par exemple, la densité ” (Moriconi, 2000, 82) . Quel peut être l’apport du cas égyptien dans cette analyse des aires métropolitaines ?
Le fonctionnement et les limites des aires métropolitaines peuvent être analysés par le biais de bassins d’emplois et de caractéristiques socio-économiques des populations périphériques. Le premier critère, on l’a vu, est délicat à évaluer de manière systématique, toutefois, des études ponctuelles permettent de se faire une idée de l’origine des “ commuters ”. D’après une enquête réalisée auprès d’employés des grandes entreprises publiques et des fonctionnaires de l’Université de Mansûra, 34 % proviennent de la ville Mansûra, 20 % de son district rural, 20 % du district de Talkhâ, sa ville doublon de l’autre côté du Nil, et 11 % de celui d’Agâ, soit une grande majorité originaire d’une zone distante de moins de 15 km environ (W. Muhammad, 1999).
En revanche, le second critère apparaît plus opérationnel : les recensements offrent une série de variables, parmi lesquelles on peut choisir des indices de l’urbanité, par exemple, la part de la population active employée dans l’agriculture (en négatif), dans l’industrie, ou encore la présence de diplômés du supérieur, ou enfin les taux d’analphabétisme et d’activité féminine… La combinaison de ces variables, si elle ne définit pas de territoire aux limites franches, dévoile la présence d’un double processus. D’une part, apparaissent des zones d’influence autour des grandes villes —le phénomène est plus marqué pour les capitales de gouvernorat, Tantâ et Mansûra— et d’autre part, il existe bel et bien un processus de diffusion de l’urbanisation, notamment aux agglomérations de plus de 10 000 habitants (Denis, 2001). Cette urbanisation in situ se traduit par non seulement par l’évolution socio-économique de ces populations, mais aussi par l’arrivée de services et d’équipements (commerces, eau potable, assainissement, écoles…) typiquement urbains.
Les statistiques nous invitent donc à conclure à l’existence de zones métropolitaines, identifiables dans une certaine mesure, et parallèlement à l’atténuation du clivage urbain-rural. Mais, cela ne signifie pas pour autant la disparition de ces catégories dans les mentalités ou les pratiques des habitants. C’est ici qu’une approche socio-anthropologique s’avère complémentaire à la démarche quantitative utilisée jusqu’à présent.
Parallèlement aux contours géographiques qui s’estompent, l’urbain et le rural ne sont plus les lieux d’une identité exclusive, même si cette distinction reste très vivace dans les mentalités égyptiennes.
Des entretiens avec les personnes qui effectuent ces circulations incessantes entre la grande ville et leur “ village ” démontrent que le sentiment de pluri-appartenance est très répandu et qu’elles maîtrisent aussi bien les différents espaces. Beaucoup se sentent citadins la journée sur le lieu de travail, et villageois, le soir, quand ils rentrent à la maison. Cette ambivalence peut se traduire par l’adoption de deux tenues vestimentaires différentes : le costume pour la ville et la galabiyya (longue tunique blanche) chez soi. En outre, des pratiques typiquement urbaines se diffusent suite à un contact prolongé avec la ville. Muhammad, maître-assistant à l’Université de Mansûra, originaire d’un village près de Samanûd et qui y réside toujours, a choisi de scolariser ses enfants dans une école de langues (apprentissage de l’anglais) à Talkhâ, à une vingtaine de kilomètres. Un car de ramassage scolaire vient les chercher chaque matin.
Néanmoins, la vision que les personnes ont d’elles-mêmes contraste avec les regards qu’elles portent sur les autres. Cette désignation de l’autre comme paysan est très fréquente à l’échelle nationale : les Cairotes ou les Alexandrins expriment souvent une vision simple, caricaturale de l’Egypte provinciale assimilée, à leurs yeux, à un espace abritant essentiellement des populations “ paysannes ”. Cet attribut de ruralité concerne tout autant les habitants des grandes villes que ceux de la campagne. Ce regard porté sur l’autre se retrouve aussi à l’échelle de la ville : des femmes assises sur le pas de leur porte à même le sol, des enfants jouant pieds nus dans la rue, ou encore une odeur de four baladi (four à pain typiquement villageois) seront aussi stigmatisés comme « paysans » par des habitants du même quartier.
Ce qui est valable pour les pratiques l’est aussi pour les espaces. Si les paysages tendent à se ressembler —dans les bourgs, la multiplication des immeubles, l’absence de planification et la diffusion du mode de construction de type “ skeleton ” (structure en béton armé et remplissage de briques) produisent des paysages très proches des quartiers informels— il est impossible, pour autant, de conclure à l’homogénéisation des espaces.
En effet, on constate un certain enracinement au lieu d’origine. Les habitants des bourgs périphériques gardent le contrôle de leur territoire, notamment en restant maîtres des investissements liés au développement des mobilités circulaires et de la périurbanisation. Les liaisons villages-villes sont effectuées par des microbus dont les propriétaires et les chauffeurs sont originaires du village ; de plus, les citadins qui viennent s’installer dans les bourgs périurbains sont principalement des locataires, la terre reste pour l’essentiel entre les mains de personnes locales. Enfin, dans le cas de bourgs agglomérés aux grandes villes, il semblerait que les habitants s’opposent à l’intégration de leur commune au périmètre municipal .
Quant aux citadins qui s’installent dans les localités périurbaines, leurs attaches —travail, achats, relations sociales, scolarisation des enfants— restent profondes avec la ville. Ils ne sont pas toujours bien intégrés à la population locale : désignés sous l’appellation de “ baldî-s ”, ils habitent des quartiers nouveaux, situés à proximité des routes menant à la ville, différents morphologiquement des anciens centres villageois.
Ainsi, si l’on peut conclure à la diffusion de l’urbanisation et l’effacement des frontières entre urbain et rural, il importe d’envisager la constitution d’aires métropolitaines autour des villes secondaires du Delta, comme l’émergence d’un “ tiers-espace ”, qui n’est pas forcément synonyme de dilution de l’urbanité.
Certains auteurs voient dans la mobilité circulaire un substitut à la migration définitive vers la ville, ce qui expliquerait le maintien de taux d’urbanisation peu élevés : “ Dans les pays à prédominance rurale où ces formes de mobilité tiennent une place primordiale, comme en Asie, la transition urbaine prendra beaucoup plus de temps que ne le supposent les modèles de transformation urbaine rapide, et elle se déroulera selon ses modalités propres ” (Dupont, Dureau, 1994, 825).
Mais, une telle affirmation peut créer des malentendus, car en Egypte, si le taux d’urbanisation reste bas, c’est avant tout un problème de définition statistique. Très clairement, l’intensification de la mobilité est un vecteur de l’urbanisation des campagnes, qui accélère la transition urbaine.
Il faut donc conclure sur l’importance des liens entre mobilité et urbanité qui ont été affirmés soit par des sociologues (Remy, Voye, 1992), soit par des géographes comme J. Lévy qui place la question de l’accessibilité au cœur de la définition de l’urbanité, définie comme “ les options, d’ailleurs peu nombreuses que peuvent mobiliser les sociétés pour lutter contre la distance ” (Levy, 1999) .
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La problématique principale de ma recherche concerne la construction d’une identité collective alévie en Turquie et dans la migration turque en Europe depuis la fin des années 1980. La littérature théorique concernant les identités collectives est surtout consacrée au phénomène du nationalisme. Cependant, les études sur le nationalisme sont, dans une certaine mesure, généralisables aux processus de construction d’autres identités collectives, infranationales ou supranationales. Ce n’est que relativement récemment que le rôle de la distance et de la mobilité dans les phénomènes de construction d’identités collectives ont été soulignés. Ainsi, en 1983, Benedict Anderson met en évidence le fait que le sentiment national doit beaucoup à l’espace-temps créé par l’imprimé (la presse surtout) et à ce qu’il appelle la « sérialisation » (des statues aux cimetières militaires en passant par le recensement des populations) ; en outre, il se penche sur le rôle de « ceux de l’extérieur » ou de « ceux de la périphérie » dans l’apparition et l’articulation du nationalisme, approche qu’il approfondit dans un ouvrage plus récent avec la notion de « nationalisme à distance », par laquelle il souligne le rôle de l’exil (physique ou intérieur) dans la genèse du nationalisme .
Dans cette perspective, nous travaillons sur l’hypothèse selon laquelle la territorialité, la mobilité et leurs recompositions sont centrales pour l’étude des phénomènes de construction identitaire. En ce qui concerne la question alévie, cette dimension semble d’autant plus incontournable que la mobilité est au cœur de la société alévie contemporaine. En effet, les dernières décennies ont marqué pour la société turque en général un bouleversement spatial et social. Or, l’exode rural entamé dans les années 1950 a touché la société alévie de manière disproportionnée, qui était jusque-là en grande majorité confinée dans des communautés rurales. Cet exode rural massif a entraîné une différenciation sociale rapide et la dissolution des communautés sur plusieurs espaces, dans une continuité village – bourg le plus proche – chef-lieu – métropole – étranger. Depuis lors, on assiste à une circulation importante entre ces différents espaces, dans la mesure où, comme dans la société turque en général, les migrations ne sont pas unidirectionnelles ni définitives. La notion de territoire circulatoire, territoire à la fois social et spatial qui fait sens pour les migrants et fait fi des frontières nationales, semble ici particulièrement pertinente. Or, cette dimension territoriale et migratoire est très peu intégrée dans les recherches concernant l’alévisme, qui oscillent entre monographies de village , études « orientalistes » sur la nature de l’alévisme comme système de croyance , et analyses du mouvement identitaire alévi dans ses dimensions discursives (par exemple, reconstructions de l’histoire alévie ) – ces deux derniers phénomènes étant accentués par les représentations essentialistes et a-historiques dont se nourrit le mouvement identitaire alévi contemporain. Pour réaliser un travail sociologique, il est donc impératif de rendre compte des pratiques et des constructions identitaires dans leurs dimensions sociales, et notamment de leur aspect spatial, territorial. Il s’agira d’étudier le rôle du territoire dans les constructions identitaires, c’est-à-dire de comprendre dans quelle mesure les constructions identitaires se concrétisent différemment sur différents espaces, et pourquoi.
Pour réintroduire la dimension spatiale dans cette problématique générale, j’ai tout d’abord choisi de travailler plus spécifiquement sur une région donnée et sur ses migrants, ce qui permet de reconstituer les trajectoires socio-spatiales (individuelles et familiales), ainsi que leur arrière-plan sociologique, dans le but de croiser parcours migratoires et trajectoires identitaires. Plusieurs critères ont guidé le choix de la région de Sivas (la seconde province de Turquie par sa taille, située à environ 500 km à l’est d’Ankara) : tout d’abord, il s’agit d’une région à peuplement mixte alévi-sunnite, mais aussi turc-kurde, où des constructions identitaires diverses ont vu le jour. En outre, il s’agit d’une province très politisée, investie de sens jusqu’au niveau national et utilisée comme symbole et référence par différents discours politiques et identitaires nationaux. Enfin, Sivas est une région qui a généré beaucoup de migrations, à la fois dans les métropoles turques et en Europe .
Intégrer la dimension spatiale à une approche en termes de construction identitaire permet en premier lieu de prendre la mesure de la structuration socio-spatiale du réseau migratoire. En effet, la migration de Sivas, que ce soit vers les métropoles ou vers l’étranger, est constituée en très grande partie de migration en chaîne (qui n’est pas structurée partout de la même manière), qui a commencé dans les années 1950 et continue jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit, en outre, d’une migration spontanée, qui n’est organisée ni par l’Etat, ni par le marché, d’où l’importance, dans la mobilité, de structures sociales comme la famille. Les réseaux sociaux (notamment familiaux et villageois) forment ainsi à la fois des vecteurs et des supports de la migration et de la mobilité . Nombre de ces groupes montrent une capacité certaine à fonctionner en réseau et à se perpétuer dans le temps tout en se dispersant dans l’espace. Ces groupes « infra-communautaires » (on ne peut pas parler, à ce niveau, d’un seul groupe alévi, mais plutôt d’une multiplicité de sous-groupes), forment pourtant le support des constructions identitaires.
Ainsi, les formes de migration semblent structurer la constellation spatiale des migrants. Cependant, elles sont aussi structurées par les usages qu’en font les acteurs, notamment dans une perspective de construction identitaire. C’est là qu’intervient une seconde concrétisation méthodologique permettant de croiser une analyse des constructions identitaires et des recompositions territoriales : une approche par les acteurs. En effet, une approche en termes de construction d’identités collectives implique le repérage des acteurs privilégiés de ces constructions, des ressources qu’ils mobilisent, des stratégies qu’ils développent. Cette approche par les acteurs doit rendre compte, en l’occurrence, de la construction de stratégies sur plusieurs lieux. Dans cette perspective, un différentiel entre plusieurs lieux peut être utilisé comme atout, et ce, non seulement du point de vue économique (le fameux dicton afghan “ les contrebandiers ont besoin de frontières ”), mais aussi pour des stratégies ou des mobilisations politiques, religieuses ou identitaires. Cette conception de la territorialité et la mobilité comme ressource, qui correspond à une approche d’individualisme méthodologique, passe par la reconstitution de parcours migratoires individuels et leur mise en relation avec les trajectoires identitaires. Un exemple nous permettra d’illustrer notre propos :
Hüseyin K. est né dans un village du nord de Sivas. Il descend d’un lignage de dignitaires religieux alévis, nommés dede – une charge héréditaire qui consistait, traditionnellement, à rendre visite à ses talip (laïcs rattachés par descendance) dans divers villages, y tenir des cérémonies religieuses, y régler les conflits et à entretenir et transmettre à ses descendants le monopole du savoir religieux. Hüseyin K. a parfois suivi son père dans ses pérégrinations de village en village, où il a acquis les rudiments du savoir alévi. Il n’a jamais lui-même dirigé de cérémonie. Mais il se considère également comme le descendant direct du saint fondateur de ce lignage – l’un des plus étendus et rayonnants d’Anatolie – ce qui devrait lui conférer divers avantages symboliques, dont le plus visible est la garde du mausolée du saint. Or, il y a de cela quelques générations, la charge a été « usurpée » par une branche rivale de la famille, qui s’est « arrogée » le prestige, la garde du mausolée et, partant, le bénéfice des sacrifices que l’on y apporte des quatre coins d’Anatolie.
Hüseyin K. est parti à Istanbul à neuf ans. Il a ciré des chaussures et vendu des allumettes dans la rue pour soutenir ses parents qui ne pouvaient porter la charge de cinq enfants. Au bout de quelques années d’école, il fait une formation en comptabilité et décroche vite un premier contrat. Puis, son frère aîné monte une entreprise de vente et l’emploie comme commis. Hüseyin K. profite de son expérience professionnelle et des contacts qu’elle lui permet de nouer pour créer des relations de confiance. Bientôt, il est embauché comme chef comptable dans une coopérative privée d’habitation où il gagne très bien sa vie. Il quitte alors, malgré les protestations de sa famille regroupée là, le gecekondu où il avait passé quinze ans et s’installe dans une coopérative privée très chic non loin des bords du Bosphore. Peu après, il y sera élu au conseil d’administration et embauché comme comptable. Il évolue alors dans un milieu très aisé qu’il apprend vite à connaître. Pour parfaire son éducation, il commence par correspondance les études d’économie qu’il n’a jamais pu faire. Rares sont les personnes qui, parties de rien ou si peu, cumulent deux emplois et de nombreuses responsabilités professionnelles et sociales, et cela à 30 ans… Charges qui lui valent de devenir le recours pour toute sa famille, et même au-delà, pour trouver un emploi ou résoudre des problèmes en tout genre.
Or, Hüseyin K. n’est pas seulement un jeune cadre dynamique : il s’engage également dans des activités sociales et politiques. Tout d’abord dans sa résidence, où il tente d’empêcher la construction d’une mosquée en dirigeant un camp laïc à l’intérieur du conseil d’administration… ce qui lui vaudra des menaces de mort régulières des activistes du MHP . Mais Hüseyin K. est également actif dans un gecekondu d’Istanbul, où est regroupée la moitié de son village et où il s’engage dans l’association alévie (qui regroupe surtout les villages et familles liées à son lignage) jusqu’à la diriger aujourd’hui, non sans quelques conflits politiques dans ce quartier à l’atmosphère très tendue. Il y est apprécié notamment parce qu’il “ sait parler aux jeunes ” et ne ressemble pas aux dirigeants traditionnels, « paternalistes » et « autoritaires ». Il a des projets originaux, veut, par exemple, installer dans l’association un petit musée où on rassemblera les objets champêtres aujourd’hui disparus, pour “ recréer l’atmosphère authentique du village ”. Ainsi, il s’intéresse à son passé et à ce lignage mystérieux dont il ne reste de traces écrites que dans quelques ferman ottomans… ou presque : récemment, l’un des membres de la branche rivale de la famille, avec l’aide de l’association de village qu’elle contrôle, a écrit un livre sur l’histoire et les mérites du lignage – tout en y affirmant sa descendance légitime – et s’est empressé de le mettre sur internet. C’en était trop pour Hüseyin K. : il décide de se mettre à la recherche de ses origines pour rétablir la « vérité ». Il fait tout d’abord modifier son nom de famille – trop commun – en “ fils de ” pour affirmer sa descendance du fils aîné, donc légitime, du saint… auquel il fait ériger à ses frais un mausolée au village. Les partisans de sa branche commencent à porter leurs sacrifices à ce mausolée flambant neuf. Dès lors, Hüseyin K. passe ses week-ends et ses vacances entre archives ottomanes stambouliotes et la recherche de dedes et d’anciens à bonne mémoire dans les villages rattachés à son lignage. Il va bientôt terminer son livre, qui démontre l’insuffisance et la partialité de l’ouvrage rival et rétablit la « vérité », preuves à l’appui. Son site internet est déjà prêt à l’accueillir.
Mais la bataille est inégale : le dirigeant du clan rival, installé depuis une vingtaine d’années en Allemagne, y est maître de conférences à l’université, ce qui lui donne une certaine aura scientifique. Il est actif et reconnu dans la Fédération alévie d’Europe… à tel point qu’il fait partie des deux candidats importés d’Allemagne par le Baris Partisi, parti « de la paix », à connotation alévie, pour les élections de 1999, et est l’un de ceux qui a fait les meilleurs scores – il s’agit en effet d’une autorité dans la région, car tous ceux qui ont oublié « l’usurpation » le respectent – sans que ceux-ci atteignent toutefois les espérances du parti. Hüseyin K. pense aussi à faire de la politique, dès qu’il aura plus de temps, mais ne sait pas exactement dans quel parti s’engager.
Cette trajectoire construite sur plusieurs lieux témoigne d’investissements croisés : diverses ressources (descendance, savoir – sous ses différentes formes, argent, politique, notoriété etc.) sont accumulées, puis réinvesties dans une géographie qui lie le village, la région (définie électoralement, d’une part ; par les personnes liées à ce lignage, d’autre part – les deux ne se recoupant pas), deux gecekondu d’Istanbul, deux coopératives privées huppées, et une ville d’Europe. Les investissements dans le quartier et le village témoignent, en tout état de cause, de l’utilisation de ressources liées au local : « authenticité », ancrage, interconnaissance. Mais le local ne prend un sens plus large que dans la mesure où il est articulé à d’autres espaces qui offrent des dividendes plus importants et des ressources différentes (articulation à des discours politiques, ouverture sur l’Etat par le processus électoral pour le niveau national ; ressources financières, prestige, caution “ d’universalité ” et de “ modernisme ” pour l’Europe). C’est la conversion entre diverses ressources et différents lieux qui fait la force des stratégies et la centralité des médiateurs.
Dans cette perspective, le lieu peut être conçu comme champ de possibilités en éventuelle relation avec d’autres. La mise en réseau de différents lieux par les acteurs et le recyclage de ressources d’un espace à un autre peuvent alors être considérés comme stratégies. Ce qui compte n’est pas seulement la mobilité physique d’un entrepreneur, mais aussi, et peut-être surtout, sa possibilité de partir, ainsi que sa capacité à faire intervenir plusieurs territoires dans des stratégies. À partir de trajectoires d’entrepreneurs politiques ou identitaires, on peut éclaircir les utilisations de territoires, les relations différentielles entretenues avec eux, et les mises en relation de lieux.
Néanmoins, une telle approche montre des limites. Tout d’abord, si chaque lieu est porteur de ressources propres, il s’accompagne également de contraintes spécifiques. Les acteurs et les groupes disposent des ressources des espaces traversés ou investis, mais sont également soumis à leurs contraintes et limites inhérentes, qui influent à leur tour sur leurs stratégies : s’engager au village ou même au gecekondu nécessite de respecter une certaine éthique, des normes comportementales précises, qui pourront à leur tour être mal perçues dans d’autres contextes et limiter l’éventail des lieux susceptibles d’être investis. Pour cerner la perception des différences d’opportunités liées au contexte, ainsi que leur rôle dans les choix des acteurs, on peut utiliser le concept de « structure d’opportunité ». Ce concept part de l’idée que l’action collective ne peut réussir que dans certaines conditions, et définit les conditions favorables ou non pour le succès des mouvements sociaux . À cela, il faut ajouter une seconde limite de cette approche : les ressources d’un espace ne sont pas forcément transposables ou convertibles dans d’autres lieux, ou seulement “ au rabais ”, comme le montre le relatif échec électoral du concurrent d’Hüseyin K .
Dans ces conditions, comment évaluer la part de contrainte et la part de ressource que représentent les territoires et les mobilités pour de telles stratégies identitaires ? On peut avancer que les formes de migration – comme la migration en chaîne – structurent les formes de mobilité (ses lieux privilégiés, ses rythmes) et, a fortiori, les structures d’opportunité liées à ces lieux (comme les ressources spécifiques liées au village, au bourg le plus proche, au gecekondu, à la ville européenne). Les formes de migration influencent également les stratégies identitaires, qui seront différentes selon si un groupe est dispersé dans l’espace et socialement, si les structures d’autorité se maintiennent ou se recomposent. Peut-on faire une typologie qui permettrait de mieux saisir comment les formes de migration structurent les ressources pour les stratégies identitaires ? Dans une telle typologie, le facteur temporel de la structuration des migrations est important : une migration subite et massive ne façonne pas les structures de mobilité et d’opportunité de la même manière qu’une migration continue, qui permet d’entretenir les relations durables entre le lieu d’origine et les points de chute. Cependant, les formes de migration ne déterminent pas les structures d’opportunités ni les stratégies identitaires. Les acteurs peuvent à leur tour élargir et recomposer l’éventail de lieux et de ressources formé par la migration initiale. C’est ce que fait Hüseyin K. lorsqu’il déménage dans une résidence huppée et y poursuit son engagement social à travers le conseil d’administration, l’articulant ainsi à des discours politiques nationaux et gagnant des dividendes financiers qu’il réinvestit ailleurs, par exemple au village.
Les réseaux sociaux mis en œuvre par ces migrations se trouvent également dans une dialectique entre ressource et contrainte pour ces constructions identitaires. En effet, les réseaux peuvent tout à la fois leur tenir lieu de contrainte (vecteur de mobilité qui influence fortement les lieux et les formes de migration ; contrôle social ; répertoire de rôles préexistants) et de ressource (réservoir de relations, possibilité de les densifier). Dès lors, la question pertinente est celle de l’utilisation et de la mise en relation de ces réseaux par les acteurs. Il semble que les réseaux restent centraux au-delà de la première période de migration, où ils sont utilisés pour la recherche de logement et d’emploi. En effet, ils se recomposent à la faveur des opportunités et des territoires investis . En outre, on assiste à des stratégies familiales de points de chute à moyen terme et à une diversification des utilisations des réseaux par les acteurs (stratégies d’investissement, entreprises créées en commun, occupation collective de créneaux professionnels, stratégies identitaires ou politiques) (Günes-Ayata 1990). À cet égard, si la mobilité s’appuie sur ces réseaux sociaux, elle peut également être le moyen de les élargir et d’intégrer de nouveaux acteurs, comme le montre encore une fois la trajectoire d’Hüseyin K.
Il est souvent difficile de distinguer réseaux familiaux, politico-religieux et communautaires, car ces derniers s’entrecroisent et s’interpénètrent à la faveur d’entrepreneurs qui les mettent en relation et tentent de les densifier ou de diversifier leurs registres. Ainsi, dans le quartier de gecekondu où est actif Hüseyin K., l’association alévie à vocation identitaire a été créée par les directeurs d’une vingtaine d’associations de villages, tous de la même région et reliés à un même lignage sacré. Peu après, cette association est reliée à une fédération alévie nationale, pour des motifs principalement financiers. Les réseaux villageois et infra-communautaires préexistants s’articulent dès lors sur un discours national, s’élargissent à des acteurs nouveaux, et s’enrichissent d’une composante identitaire, registre sur lequel, dès lors, les acteurs peuvent jouer, mais qu’ils ne peuvent pas ignorer.
Il semble ici pertinent de problématiser les constellations changeantes, les différentes échelles (famille nucléaire, famille étendue, village, tribu, mais aussi liens « faibles » comme les collègues de travail…), leur(s) articulation(s) et le(s) registre(s) mobilisé(s). Quelle est la marge de manœuvre des acteurs dans ces recompositions pour des stratégies identitaires ? Comment émergent des entrepreneurs de réseaux, et comment deviennent-ils centraux ? On peut à cet égard distinguer plusieurs facteurs, comme l’amplitude, la densité, la proximité, ou encore la multiplicité des réseaux mis en œuvre.
Faut-il pour autant opposer territoires et réseaux ? Certes, les réseaux sont dans une certaine mesure « déterritorialisés » (Badie 1995). Cependant, les réseaux mêmes font dans une certaine mesure territoire, et les espaces traversés peuvent être appropriés : on connaît la route, ponctuée de points de chute obligatoires ; des migrants d’Europe passant leurs vacances en Turquie, revenant du village pour prendre l’avion à Istanbul, s’arrêteront chez leurs parents à Ankara et parleront non seulement des nouveautés familiales, mais souvent aussi de la situation politique et « identitaire ». En outre, les allées et venues peuvent même représenter une importante ressource identitaire, comme on le constate dans le cas d’Hüseyin K. qui passe le plus clair de son temps au volant de sa voiture. Surtout, à côté de ces liens « horizontaux », réticulaires, se constituent aussi des liens « verticaux » au territoire, avec des phénomènes d’appropriation de l’espace, de création de repères symboliques et identitaires, produisant ainsi des constellations en archipel.
Les constructions identitaires s’inscrivent largement dans ce cadre, dans des contextes sociaux et relationnels donnés. La trajectoire d’Hüseyin K. montre qu’il est difficile de penser les stratégies identitaires en-dehors de réseaux mobilisés, investis ou reconvertis, fonctionnant comme supports et ressources – même si elles n’y sont pas réductibles-. Ainsi, nombre de mobilisations qui semblent, au premier abord, purement identitaires s’appuient sur des réseaux sociaux. Par exemple, lors des émeutes « alévies » du quartier de Gazi à Istanbul en mars 1995, des groupes d’autres quartiers périphériques comme Ümraniye ou Okmeydani viennent très vite en renfort, probablement mobilisés dans un premier temps par des réseaux familiaux, villageois, politiques ou d’interconnaissance, plus que par un réflexe « identitaire ». Il semble que l’identitaire ne soit ici qu’une ressource parmi d’autres, mise en relation avec d’autres ressources par des acteurs, notamment à la faveur de réseaux préexistants, élargis, voire créés. Cette analyse en termes d’utilisations différentielles des territoires et des réseaux, dialectique entre contrainte et ressource, ouvre la perspective théorique de la fluidité de la vie sociale.
Quel est, dès lors, le rôle du territoire dans les constructions identitaires ? Le territoire oscille entre contexte d’action, ressource et référence dans les stratégies identitaires. Contexte d’action, lorsque l’on fait jouer le registre identitaire pour une mobilisation électorale dans une circonscription donnée, comme ce fut le cas du rival d’Hüseyin K. aux élections de 1999. Ressource, lorsqu’il s’agit d’utiliser les ressources propres à un territoire donné, comme l’ancrage, l’interconnaissance ou « l’authenticité ». Enfin, le référentiel territorial peut lui-même devenir identitaire. Par exemple, la métonymie « Sivas » est utilisée comme signal identitaire alévi à un niveau national, voire international (puisqu’elle est usitée également dans la migration) depuis le massacre qui y a eu lieu lors d’une manifestation culturelle alévie en 1993. Or, ce territoire est approprié symboliquement par d’autres groupes, et utilisé comme référence dans différents discours identitaires ou politiques nationaux. Même les mobilisations larges, qui se construisent souvent sur plusieurs espaces, peuvent ainsi se servir du territoire, du terroir comme d’une ressource symbolique ou réelle.
On peut ici interroger la distinction classique entre mobilisation territoriale (qui s’appuie largement sur le hemsehrilik, le « nationalisme de clocher », lui-même à géographie variable selon les utilisations qui en sont faites) et mobilisations politiques ou identitaires. En effet, les mobilisations territoriales autour de Sivas sont presque toujours intégrées dans des mobilisations politiques ou identitaires. Les associations de village, installées dans les métropoles ou en Europe, qui regroupent les villageois dans le but d’aider au financement des enterrements et d’investir dans le terroir d’origine, sont de plus en plus regroupées sur des bases identitaires ou politiques ; parallèlement, les fédérations à base territoriale et politiquement orientées se multiplient. Pour Sivas en tout cas, les mobilisations uniquement « territoriales » (dans le but d’investir au village ou dans la région), en dehors de toute prétention politique, se font de plus en plus rares.
À cet égard, il semble important de souligner que le village, contrairement aux énoncés des théories de la modernisation, n’a pas perdu sa pertinence – ni comme contexte d’action, ni comme référence, ni comme ressource. Les villages sont réinvestis, non seulement en raison des retours partiels des migrants du travail aujourd’hui à la retraite, mais aussi symboliquement. Ainsi on observe, notamment en milieu alévi, des déplacements de tombes, la création de mausolées, de pèlerinages, la mise en place d’un tourisme religieux à dominante rurale et à connotation identitaire forte. La pertinence du village comme contexte d’action et référence est encore visible en ville, dans la multitude des associations de village. De nombreux jeunes nés dans les métropoles se considèrent comme membres d’un village, même s’ils n’y sont jamais allés. Ainsi, si la frontière urbain / rural existe dans le regard des autres, elle est souvent transgressée dans les pratiques géographiques et sociales – pas seulement dans les stratégies identitaires – , et elle n’est pas forcément pertinente dans l’identité ressentie. Dans ce contexte qui fait intervenir la mobilité et une multiplicité de lieux en relation, la centralité ne demeure pas forcément un attribut des métropoles.
Dans une perspective de constructions identitaires, il semble nécessaire d’abandonner une vision « essentialiste » du territoire, visant à définir ce qu’un territoire « est », pour une vision « relationnelle ». En outre, les lieux et espaces investis sont tour à tour contexte d’action, ressource, et référence, qualités qui ne sont concevables que dans une perspective relationnelle. Mais certaines questions méthodologiques restent ouvertes. Tout d’abord, comment travailler avec une vision relationnelle du territoire ?
À cet égard, l’analyse de trajectoires d’entrepreneurs identitaires et de leur utilisation de territoires permet de mettre à jour des stratégies plus ou moins clairement reconstituables. En ce qui concerne les « consommateurs » de discours identitaires, ou les reproducteurs de pratiques identitaires, il est cependant beaucoup plus difficile de reconstituer et de rendre compte de leurs pratiques territoriales, au-delà de leurs parcours migratoires.
Enfin, les approches de science politique et les théories de la transnationalité postulent souvent une dichotomie entre les pays d’accueil de la migration d’une part et les pays d’origine d’autre part. Les cas étudiés au cours de notre recherche indiquent plutôt une continuité de lieux différenciés, mis en relations par des structures (par exemple réticulaires) elles-mêmes activées par des acteurs, sans coupure claire. Si les constructions identitaires se jouent souvent sur plusieurs espaces, il semble qu’on assiste, plus qu’à une dichotomie radicale entre la Turquie et l’Europe, à une continuité de lieux différenciés et diversement investis, où la frontière nationale ne représente qu’un saut qualitatif parmi d’autres. Le terme de « translocal » semble ici plus approprié que le terme « transnational ». On semble ainsi assister, au niveau des stratégies identitaires et politiques, à une articulation importante entre mobilisations internes et externes, qui met en relation, de manière différentielle, champs migratoires internationaux et formes de mobilité internes. Cette géographie qui dépasse le cadre de l’Etat-nation donne aux acteurs la capacité de définir les territoires pertinents ; elle nécessite un regard renouvelé sur le rôle de la territorialité dans les stratégies politiques et identitaires.
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En France, les jeunes issus de l’immigration turque constituent un ensemble hétérogène. Ils doivent se positionner dans une situation communautaire complexe et négocier leur identité entre deux séries de normes : celles du pays de leurs parents et celles du pays d’accueil. Partant de leurs “ ressources culturelles ”, ils élaborent donc différentes “ stratégies ” identitaires.
Afin de mieux saisir le cas de ces jeunes, nous présenterons d’abord quelques traits caractéristiques de l’immigration turque et la place occupée par les réseaux de solidarité en situation migratoire. Il nous sera ensuite possible de réfléchir sur des outils méthodologiques et divers points de vue théoriques afin d’affiner nos méthodes de recherche.
Les ressortissants turcs constituent un groupe important : plus de 3 millions de personnes en Europe. Les ouvriers originaires de Turquie ont commencé à émigrer vers la France suite à la saturation du marché du travail en Allemagne, en 1962 . En 1966, la France a conclu un accord de recrutement avec la Turquie. Malgré des mesures sur l’arrêt des migrations de Turquie vers l’Europe (1973 en Allemagne et 1974 en France ), la tendance s’est orientée vers une installation définitive . L’immigration s’est poursuivie par le biais du regroupement familial et des demandes d’asile politique . Elle continue actuellement avec les mariages : “ Les jeunes se marient bien souvent avec un conjoint turc anatolien, lors des congés, occasionnant des regroupements en chaîne ” . Au début des années 1980, les Etats de la CEE ont promulgué des lois d’encouragement au retour définitif des ouvriers en Turquie. Cependant, cette aide financière n’a pas davantage motivé les immigrés. Le projet de retour est toujours présent dans l’esprit des immigrés turcs, mais sous une forme “ mythique ” ou “ utopique ”, dans l’attente de la retraite ou de la fin du désordre politique et économique en Turquie . Les retours en Turquie sont généralement provisoires et/ou ne concernent que quelques membres de la famille. La vague migratoire de Turquie vers la France a ainsi généré une présence turque assez dense : on compte aujourd’hui à peu près 300 000 immigrés originaires de Turquie en France.
Migrer pour améliorer sa situation économique ou pour des raisons politiques n’a rien d’exceptionnel. Cependant les immigrés turcs présentent des traits spécifiques par rapport à d’autres populations immigrées en France. Il faut souligner toutefois, que ces traits ne sont pas seuls représentatifs des critères de l’intégration de cette population à la société française.
Les immigrés originaires de Turquie constituent un cas assez particulier : comme les Maghrébins, ils sont majoritairement musulmans, mais n’ont pas de liens historiques avec la France. La Turquie n’a jamais été colonisée et fut, au contraire, avec l’Empire ottoman, une puissance mondiale. De cette absence de lien historique avec la France, découle une connaissance réciproque assez superficielle. En outre, selon Dominique Schnapper, les immigrés originaires de Turquie “ gardent le souvenir intériorisé, même s’il est informulé, de la gloire de l’Empire ” et créent ainsi une identité ethnique qui se différencie des “ autres ” immigrés musulmans en France, en élaborant un discours cohérent sur la supériorité de leur culture, leur fierté nationale, et leur fierté ethnique. Il est vrai qu’un lien historique comme le passé colonial est un facteur non négligeable pour comprendre le sens que les individus donnent à leurs parcours, leur perception de soi et de l’autre. Toutefois il semble que la spécificité de l’immigration turque demande d’autres explications.
Un autre point qui mérite d’être souligné est l’hétérogénéité de cette population du point de vue de l’appartenance religieuse et ethnique. Selon leur origine ethnique et géographique les immigrés ressortissants de Turquie manifestent leur différence par leurs origines religieuses (musulmans et chrétiens) et leur obédience à telle ou telle école juridique religieuse (mezhep). Il faut noter que la plupart des recherches sociologiques sur l’immigration turque constatent une hétérogénéité au sein de la population immigrée, mais la prennent rarement en considération dans leurs explications sociologiques.
Chez les immigrés musulmans, le caractère hétérogène des obédiences (sunnisme, alévisme et autres ordres) montre la pluralité de l’Islam turc. Cette diversité, qui a donné naissance à un Islam libéral -avant même la proclamation de la République- rend discutables les interprétations qui font de l’Islam une entité unique et homogène. Il faut souligner que les Turcs ont été convertis à l’Islam tout en gardant leur langue et en conservant leurs pratiques matrimoniales antérieures à l’Islam. De plus, la Turquie est un pays qui vit un processus de modernisation depuis le XIXe siècle . Avec la fondation de la République (1923), on assiste à l’application par les élites kémalistes d’une série de réformes visant à transformer et à moderniser la société turque . La méconnaissance de “ l’Islam turc ” amène certains chercheurs travaillant sur l’immigration turque en France, soit à poser des questions dénuées de sens, soit à formuler des interprétations discutables .
Enfin, cette immigration de main-d’œuvre non qualifiée a les caractéristiques d’une migration en chaîne. Malgré les recrutements anonymes organisés par les pays d’accueil et la Turquie, l’enchaînement de migrations vers l’Europe se réalise à travers les réseaux de solidarité régionale de la communauté de départ. Marcel Bazin affirme que “ l’immigration turque vers l’Europe commence par le départ temporaire d’hommes jeunes en quête de travail, qui font ensuite venir leur famille en cas de succès ; elle s’appuie sur des réseaux de solidarité familiale et locale (hemserilik : le fait d’être “ voisins ”, de venir sinon du même village, du moins d’une même micro-région) ; elle aboutit donc à des phénomènes de ségrégations marquées en fonction de l’origine géographique et éventuellement ethnique ” . Aujourd’hui la communauté immigrée originaire de Turquie en Europe a pris une dimension transnationale grâce à ces réseaux de solidarité familiale et locale .
Le présent travail consiste en une mise au point méthodologique et conceptuelle d’une recherche menée auprès de “ jeunes issus de l’immigration ” qui font leurs études supérieures en Ile-de-France . Il ne s’agit pas de présenter les données d’une recherche inachevée, mais plutôt d’articuler une réflexion sur les outils méthodologiques et les points de vue théoriques afin d’affiner les méthodes de recherche sur les jeunes issus de l’immigration.
L’existence des réseaux de solidarité familiale et locale (hemserilik) est un fait pertinent concernant la population originaire de Turquie. Les recherches montrent “ le caractère primordial des réseaux de parenté (akrabalik) dans la réussite du projet migratoire, dans les pratiques matrimoniales, pour l’accès à l’emploi, les investissements ” . Les immigrés obtiennent le plus souvent leurs postes de travail et leurs lieux d’hébergement à l’aide des réseaux de solidarité ; ainsi, ils ne se trouvent pas déracinés et solitaires dans les pays d’accueil même s’ils sont venus par recrutement anonyme. De plus, ces réseaux sont connectés aux réseaux idéologiques (politiques ou politico-religieux) existant dans le champ migratoire . Selon Hamit Bozarslan, “ l’absence de l’Etat et l’arrivée massive des familles dont les besoins étaient multiples, amena des forces, qui, à l’époque du moins, étaient marginales sur la scène politique turque à investir le domaine de l’émigration. Elles purent ainsi, dans de nombreux cas, occuper la position d’interlocuteurs entre émigrés et société d’accueil, proposer des solutions à la quête identitaire en surchargeant le domaine symbolique, en proposant de résoudre la crise par l’identification à une idée, proposée à la fois comme normative dans l’immigration, porteuse donc de régularité et d’un sens quotidien, et comme seule susceptible de garantir le lien avec le pays d’origine. ”
Il faut noter que ces réseaux de solidarité régionale ont des effets semblables dans la migration vers la France et dans la migration interne à la Turquie (exode rural). Dans ce dernier cas, les sociologues soulignent qu’il y a souvent quelques familles qui jouent le rôle d’avant-garde et que les autres familles d’une même origine régionale les suivent dans la trajectoire de la migration . Ces migrations en chaîne ont constitué, à partir des communautés de départ, de nouveaux réseaux de solidarité régionale (hemserilik) au sein des grandes villes .
Mübeccel Kiray explique ces réseaux de solidarité comme étant un outil d’adaptation de la société paysanne pré-industrielle à la société urbaine industrialisée et fortement spécialisée ; le passage d’une société fondée sur la solidarité mécanique caractérisée par des relations intimes et primaires, à une société fondée sur la solidarité organique, caractérisée par des relations anonymes . Elle soutient que ces réseaux de solidarité sont une conséquence historique d’un système pré-industriel : “ le patronage ”. La première forme de patronage est le soutien parental organisé autour de la personne qui tient le rôle de guide, le plus souvent l’homme le plus âgé de la communauté, qui se charge de résoudre les problèmes comme ceux liés au travail, au mariage, au logement, etc. Les réseaux de solidarité de la communauté sont une autre forme plus développée de ce patronage, qui permettent de trouver un travail, un logement, etc. Il faut souligner qu’en Turquie les réseaux de solidarité aident aussi à résoudre les problèmes soulevés par la relation entre l’individu et l’Etat, et pallie au manque de savoir-faire des émigrés dans leurs relations avec les services publics.
Ces réseaux de solidarité sont partie intégrante de la migration comme de la structure sociale communautaire en Turquie. Cependant, il est moins évident de considérer les immigrés ou les jeunes issus de l’immigration turque comme une population qui redéfinit “ ses identités continuellement en fonction des contextes et des opportunités offertes par les différents réseaux sur lesquels repose l’expérience migratoire ” .
Les recherches que nous avons menées auprès des jeunes issus de l’immigration turque en Ile-de-France ont fait apparaître le rôle important des réseaux dans l’élaboration des différentes stratégies identitaires. Toutefois, il ne faut pas oublier que ces réseaux contribuent aussi à la conservation des valeurs du groupe et à l’entretien du contrôle de la communauté. Dans ce type de situation, le contrôle social de la communauté peut être très coercitif surtout vis-à-vis des femmes et des jeunes filles qui représentent l’honneur de la communauté.
Le code de l’honneur et le système de parenté constituent par ailleurs des piliers de la structure sociale communautaire en Turquie et dans la migration. Selon Nukhet Sirman, “ l’identité dans la parenté turque ” est liée au code de l’honneur : “ Pour les hommes et les femmes, l’identité sociale dépend de leurs qualités en tant que personnes morales, c’est-à-dire de leur honneur, code en fonction duquel ils agissent, et selon lequel leur comportement est interprété. L’honneur appartient aux personnes, aux maisons et aux communautés. Le code d’honneur différencie les personnes en fonction de l’âge et du sexe, en les plaçant dans une relation particulière d’autorité et de soumission dans la maison et entre parents et dans une situation de compétition agressive avec ceux qui appartiennent à d’autres maisons ” .
Ainsi, on peut “ faire du migrant un acteur et envisager la migration comme ressource et stratégie ” pourtant il est plus difficile de dire que cet acteur est “ toujours conscient de ce qu’il est et de ce qui le détermine ” . Selon Alain Moreau, “ une telle position ne peut être tenue à l’extrême, à moins de faire fi des apports de la théorie psychanalytique ” . De plus, il semble que les immigrés ou les jeunes issus de l’immigration ne sont pas des acteurs aussi libres dans leur interaction avec le social. D’une part, les réseaux familiaux, religieux, politiques, géographiques (villageois ou régionaux) et économiques, ne sont pas seulement mis en œuvre par les immigrés ; ils demandent aussi une certaine allégeance et appartenance. D’autre part, “ les individus, pas plus que les groupes, ne sont libres d’affirmer unilatéralement cette identité. Dans cette interaction avec le social (…) ils ont affaire à des conduites par lesquelles autrui leur attribue lui-même des caractères en même temps que des valeur” .
Selon Selim Abou, les jeunes issus de l’immigration, “ partagés dès l’enfance entre l’école et la maison, la société d’accueil et le groupe ethnique, sont acculés à intérioriser les deux codes culturels en présence et le conflit qui résulte de leur rencontre ” . Sur le terrain, il y a des jeunes qui parviennent à concilier les deux séries de normes (celle du pays d’origine des parents et celle du pays d’accueil), c’est-à-dire qu’ils sont capables de jouer avec deux systèmes de référence en fonction des situations. D’autres jeunes, au contraire, n’arrivent pas à concilier les deux, et d’autres encore le peuvent uniquement dans un contexte défini. Il n’est donc pas possible d’élaborer des interprétations générales. Les jeunes issus de l’immigration “ ne se débarrassent pas des modèles de penser et de sentir de leur culture d’origine pour adopter tels quels ceux de la culture du pays d’accueil. Le passage de l’une à l’autre n’est ni direct ni immédiat ” .
Quant au mariage, moment crucial pour les immigrés turcs, les attitudes des jeunes peuvent être diversement interprétées. Le mariage immigré apparaît bien souvent comme un instrument de maintien du lien avec la Turquie et de résistance à la dégradation des valeurs traditionnelles d’origine : “ la prépondérance du pays d’origine dans les choix matrimoniaux est de nature à perpétuer la communauté en lui injectant sans cesse du ‘sang frais’ et à enrayer les effets de l’intégration lorsque celle-ci risque d’échapper au contrôle de la première génération ” . Par ailleurs, le mariage semble aujourd’hui le seul moyen sûr de faire venir un membre de la famille en France.
Les recherches que nous avons menées font apparaître que, dans la plupart des cas, les jeunes -afin de concilier l’impératif communautaire du mariage arrangé et d’exprimer leur propre volonté- essayent de trouver leurs futurs conjoints eux-mêmes, au sein de la communauté originaire de Turquie en France. Ce sont surtout les filles qui déclarent préférer choisir leur futur conjoint au sein l’immigration turque en France plutôt qu’en Turquie. Dans l’ensemble, filles et garçons admettent l’importance, pour eux comme pour leur famille, de l’origine de leur futur conjoint.
D’autres recherches mettent en évidence des stratégies de conciliation avec cet impératif communautaire chez les jeunes : “ Les filles savent très tôt qu’elles devront se plier au choix de leurs parents, même si les dissensions entre eux permettent des négociations. Elles trouvent toutefois certaines compensations : en faisant de nécessité vertu, elles se donnent pour la suite les moyens de s’imposer. La procédure de regroupement leur permet d’entrer dans la vie professionnelle, et donc d’acquérir une plus grande marge de liberté, notamment financière. Quand le mari arrive, il ignore la langue et les lieux et dépend de sa femme, qui, elle, au contraire, est sans beaux-parents et libérée de l’autorité de son père ” .
Nous ne nous arrêterons pas sur les limites de la liberté de la fille ou sur la position occupée par le mari , ni sur une telle absence du code d’honneur ou sur le type même de ce mariage. Ces exemples ne prouvent certes pas l’absence d’un impératif communautaire concernant le mariage, mais ils illustrent les tentatives de conciliation avec cet impératif. Toutefois, il semble que les différentes manières de négociations restent individuelles ; l’approche sociologique doit donc être plus minutieuse.
En rupture avec l’ancien point de vue qui “ tend à faire des migrations la résultante quasi mécanique d’une contrainte (…) à laquelle le candidat-migrant serait irrépressiblement soumis ” , les discussions et débats contemporains proposent une image de l’immigré comme un acteur agissant librement et visant toujours ses intérêts individuels sans prendre en compte ses appartenances communautaires, une image des jeunes issus de l’immigration parfaitement capables de jouer avec les deux cultures et de se réaliser librement en dehors des pressions communautaires.
Après l’utopie de “ l’Homme nouveau ”, remarque Pierre André Taguieff, “ surgit donc celle de ‘l’Homme mobile’, l’utopie de l’individu sans héritages ni appartenances, sans mémoire et sans histoire, mais ultra-mobile, hyper-malléable et indéfiniment adaptable. Il est sans famille, sans ascendance ni descendance, il n’est que responsable que de lui-même, de sa vitesse et de sa flexibilité. Il n’a d’identité que provisoire, éphémère ; il rêve même d’en changer comme le chemise. Il s’idéalise, dans le discours publicitaire contemporain, en ‘nomade’ et en ‘métisse’, il se célèbre comme un ‘hybride’ toujours ‘en mouvement’ ” .
Ainsi, il faut d’abord tenir compte de l’hétérogénéité des jeunes issus de l’immigration turque et sortir de la vision dualiste qui considère ces jeunes, soit comme des personnes soumises à la pression communautaire, soit comme des individus ultra-mobiles, indéfiniment adaptables et capables de faire une synthèse parfaite de deux cultures.
L’objet sociologique que constituent “ les jeunes issus de l’immigration ” appelle donc à une analyse plus profonde en s’appuyant sur une recherche de terrain s’articulant autours de diverses variables : âge, sexe, âge d’arrivée en France, origine ethnique, origine religieuse, trajectoire familiale, trajectoire scolaire et réseaux de solidarité qui sont mis en œuvre pendant l’expérience migratoire des parents. Ce n’est qu’autour de telles études de terrain qu’il nous semble possible de produire une réflexion objective et pertinente à propos des jeunes issus de l’immigration turque.
Le but de cet article vise à interroger, à la lumière des résultats d’enquêtes d’une première année de recherche à Istanbul, les outils méthodologiques et la connaissance géographique (concepts, démarche, portée de la recherche) liés aux migrations et à la transformation des espaces urbains investis par les migrants.
Notre étude s’appuie sur la problématique des recompositions territoriales que suscitent les mouvements des migrants maghrébins qui parcourent, traversent et investissent des espaces métropolitains connectés par les circulations de femmes et d’hommes, les échanges (matériels ou immatériels) entre le Maghreb et la Turquie. Nos angles d’investigations suggèrent la prise en compte de la dynamique temporelle pour croiser les échelles de temps et d’espaces dans la constitution de ce phénomène migratoire, où une large place est accordée aux parcours migratoires et aux différents acteurs (de la sphère politique à l’entrepreneur en passant par les “ fourmis ” ). En effet, comment appréhender ces nouveaux agencements territoriaux articulant des espaces locaux dont les réseaux de relation qui les fondent ressortissent à des logiques transnationales, sur lesquelles se greffent des initiatives individuelles et collectives ? Complexité des formes et des parcours migratoires, imbrication des phénomènes observés avec des formes d’ouverture (effondrement du bloc soviétique, inscription des Etats dans une économie-monde) ou de clôture territoriale (l’Europe de Schengen) : c’est dans ces interstices entre liberté d’action et contraintes que les acteurs -les migrants en l’occurrence- vont chercher des ressources là où la mobilité, entendue comme stratégie, favorise des complémentarités entre des espaces rendus de plus en plus proches grâce aux modes de transports.
L’orientation des problématiques sur les migrations autour des notions de l’entre-deux et des territoires de parcours révèle d’une part la complexification des migrations dans un contexte de mondialisation et d’autre part le nécessaire dialogue entre les sciences sociales et humaines pour se doter d’outils méthodologiques plus pertinents. La socio-anthropologie a quitté l’approche par trop réductrice du couple immigration/intégration qui excluait l’analyse du mouvement pour ne saisir qu’un bout de la trajectoire du migrant : l’espace d’accueil et son parcours d’intégration sur les voies tracées par les Etats-nations. La prise en compte du parcours s’illustre par l’utilisation de notions concernant la situation migratoire du migrant : la situation d’errance qui peut rejoindre celle de nomadisme et l’organisation en diaspora décrites par A. Tarrius, ou l’espace des déplacements : les va-et-vient (M. Poinard, 1991) et le territoire circulatoire (A. Tarrius, 1993). Ces tendances s’expriment dans le “ passage d’un paradigme d’intégration à un paradigme mobilitaire ” .
La géographie s’est enrichie de ces remaniements conceptuels. La notion de champ migratoire, développée par G. Simon au sein de l’équipe Migrinter, témoigne de ce glissement conceptuel : l’évolution du titre de sa thèse , où l’espace des Tunisiens en France est finalement décliné à travers le prisme d’un “ champ social international ” est à ce titre significatif. De même, le terme de géodynamique initié par le même auteur, met l’accent sur “ le lien entre la dynamique de ces mouvements humains et l’espace où ils s’inscrivent ” . Saisissant ces transformations, les rapports des hommes au territoire, à l’espace et au temps, la géographie peut dès lors entrer dans un nouveau paradigme territorial.
Sans reprendre l’ensemble des travaux concernant ce nouveau champ sémantique, notre propos souhaite souligner quelques évolutions de sens en rapport avec notre travail de recherche. Notre objet d’étude s’articule autour de la connaissance des espaces produits par les migrants maghrébins, créateurs de nouvelles territorialités et promoteurs de nouveaux agencements territoriaux. Nous avons situé notre domaine d’étude dans un champ migratoire qui s’étend du Maghreb à la Turquie, et plus exclusivement entre des villes du Maghreb et la métropole stambouliote. Avant de revenir sur les notions qui nous paraissent les plus adéquates pour cadrer notre démarche, une recontextualisation du phénomène migratoire observé est nécessaire. La présence maghrébine à Istanbul, ville que nous avons choisie comme premier observatoire d’espaces locaux investis par des populations désignées comme “ turbulentes ” , est indissociable du rôle déterminant de la Turquie en tant que carrefour entre l’Europe, l’Asie et le monde arabe. L’effondrement du système communiste, la politique de libéralisation économique impulsée par l’ancien président Turgut Özal dans les années 1980 pour diversifier ses partenaires commerciaux , la difficulté d’obtenir un visa pour pénétrer l’espace de Schengen, sont des événements majeurs pour comprendre l’attraction qu’exerce aujourd’hui la capitale économique de la Turquie. Lieux de convergence des migrations originaires de l’ex-URSS, des Balkans, ou du monde arabe, mais aussi des migrations internes (en provenance de l’Anatolie du Sud-Est), des espaces de la ville se sont organisés autour de cette nouvelle ressource, la mobilité des migrants transnationaux, nourrissant l’économie locale du textile en particulier. Ces lieux de consensus entre divers fragments de population d’origines diverses, où les va-et-vient des migrants sont essentiels à leur fonctionnement, s’inscrivent dans un territoire plus vaste, le long des parcours balisés par les premiers circulants, par delà les frontières étatiques. En clair, il nous appartient, pour qualifier ce territoire émergent, de “ situer le monde dans le lieu ” et de replacer les centralités nouvelles “ en les tirant du lieu vers le monde ” .
Reflet des interactions sociales et spatiales, comment cet espace circulatoire se constitue-t-il en territoire associant différents pôles urbains de l’espace-monde, en ce sens qu’il fait référence pour tous ceux qui ont établi des liens entre ces espaces ? Ici le rapport homme/territoire s’inscrit dans une “ géographie du mouvement ” qui tente de saisir les articulations entre migrations, métropolisation et nouvelles territorialités à l’oeuvre ; car ce sont ces nouvelles territorialités qui sont problématiques en ce sens qu’elles nous obligent à repenser les marges de la ville qui ne sont plus à la périphérie mais préfigurent de nouvelles centralités qui s’inscrivent dans des territoires réticulaires. Les notions de réseaux et de territoire sont donc essentielles pour saisir la “ mondialité concrète ” des métropoles. Toutefois la notion de territoire, associée aux mobilités, n’est plus seulement entendue au sens classique du terme : il peut être discontinu et englobe l’ensemble des parcours et des réseaux qui se tissent entre territoire de départ et territoire d’accueil. Il est soumis à des transformations rapides dans ses configurations, au gré des échanges, de la circulation de l’information, de l’évolution des réseaux. La notion de “ territoire circulatoire ”, “ productions de mémoires collectives cosmopolites et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples ” pend acte de ces nouvelles formes d’appartenance et d’identité dont le territoire concret, “ de l’ordre des sédentarités ”, n’est plus la seule base.
Confrontés au terrain, nous avons dû prendre en compte une donnée essentielle à l’émergence de ces formes territoriales, la dynamique temporelle. Partant de ce qui est visible —l’animation quotidienne et commerciale d’un espace local, les signes extérieurs d’une présence arabe (les enseignes)— l’immersion puis la découverte de trajectoires individuelles originales nous ont conduit à démêler l’invisible en remontant le temps et les parcours.
Plus que les résultats de nos enquêtes de terrain, l’accent est ici mis sur les étapes de notre recherche et les difficultés propres à notre terrain. Notre première démarche a consisté à localiser la présence maghrébine, Marocains, Algériens, Tunisiens, Libyens, et à établir une typologie des migrants. La clef d’entrée retenue pour aborder les espaces d’accueil des migrants maghrébins nous a incité à focaliser notre attention sur les lieux d’activités commerciales liées aux migrations. Ces espaces ont déjà été identifiés en 1998 par M. Péraldi dans le cadre d’une étude plus vaste sur les “ économies de bazar ” dans les villes méditerranéennes . Cette entrée et le choix d’Istanbul comme première phase de recherche nous a permis de rencontrer tous les types d’acteurs : entrepreneurs, migrants de passage ou “ fourmis ”, intermédiaires qui assurent le relais sur place entre grossistes et ceux de passage. Mais ces compromis et échanges entre tous les “ partenaires ” qui se rejoignent au sein de ce dispositif commercial recèlent des disparités dans le temps et l’espace des trajectoires individuelles, dans l’ordre des contraintes qui les affectent, mais aussi à la lumière des interactions qui se sont produites à des moments-clefs, dans d’autres espaces comme par exemple au Maghreb. Cette complexité à dénouer dans sa dynamique temporelle, à travers les étapes dans les parcours de chacun, nous a engagés vers une méthode relevant de l’ethnométhodologie, nous permettant, tout comme le migrant qui cherche à s’insérer dans un réseau, de s’assurer la confiance de nos interlocuteurs, voire de jouer des rôles d’intermédiaires liés à nos contacts peu à peu diversifiés.
Pour évaluer le flux de migrants qui pénètrent en Turquie, l’officialité des échanges, la démarche statistique a été la première étape. L’évaluation statistique n’a cependant pu s’appuyer sur une base de données fiables ; tout au plus peut-on retenir et confirmer, à travers les chiffres concernant les entrées sur le territoire turc, la position de carrefour d’Istanbul. Les chiffres de la Direction de la Sécurité d’Istanbul révèlent l’importance des flux en termes quantitatifs mais non leur différenciation précise en fonction de la nationalité, ou du type de visa d’entrée. La population maghrébine, au sens large, est estimée à plus de 10 000 résidents officiels, auxquels s’ajoutent 10 000 résidents officieux (sans permis de séjour ni permis de travail). Si ce dernier chiffre nous paraît quelque peu exagéré, celui des entrées, en référence aux visas de “ tourisme ” délivrés annuellement, s’avère être plus précis et plus proche de la réalité observée : 100 000 entrées pour les Algériens, Tunisiens et Libyens confondus. Nous pouvons à présent ajouter que les Algériens sont les plus représentés parmi la population originaire du Maghreb, précédant les Tunisiens puis les Libyens. Deux remarques peuvent être tirées de cette évaluation : d’une part, le comptage des entrées ne distingue pas entre ceux qui entrent pour passer en Europe via des filières clandestines, ceux qui peuvent rejoindre ces filières mais restent à Istanbul, “ en attendant ”, parce que des opportunités de travail se présentent à eux, et ceux qui viennent pour tourisme ou l’associent à des achats revendus au pays (“ les porteurs de valises ”). Le personnel consulaire reste le seul groupe “ majoritaire ” reconnu par les consulats sur place. Les entretiens qui nous ont été accordés permettent de saisir l’officialité des échanges politiques, économiques et culturels entre la Turquie et les pays du Maghreb. Ce caractère officiel a joué un rôle considérable en amont de la chaîne migratoire qui s’est progressivement mise en place : les échanges avec l’Algérie, premier partenaire africain de la Turquie, la présence d’entrepreneurs turcs au Maghreb (notamment dans le secteur de la construction) et surtout en Libye, drainant une main d’oeuvre issue des migrations inter-maghrébines, ont permis des rencontres, des affinités, et une circulation de l’information entre migrants du Maghreb ; les politiques de visas accordés par la Turquie aux ressortissants de ces pays est un autre facteur à prendre en considération, à savoir comment l’évolution des rapports bilatéraux entre la Turquie et les pays du Maghreb sont susceptibles d’infléchir les flux migratoires. D’autre part, et suite aux entretiens que nous avons réalisés, une grande part de ceux qui ont choisi de s’installer entrent dans la catégorie de clandestins dès lors qu’ils n’ont pas trouvé d’employeurs officiels, avec une preuve d’embauche qui ouvre la possibilité d’obtenir un titre de séjour. Certains sont clandestins depuis plus de cinq ans alors que d’autres vont sortir du territoire dès la fin de la date de validité de leur durée de séjour autorisé.
Les données statistiques s’avèrent donc être secondaires pour notre analyse car elles occultent la population clandestine et toutes les activités dites “ informelles ” sans lesquelles le dispositif commercial ne peut fonctionner pleinement. Elles font partie intégrante de ce système migratoire. Les Maghrébins qui entrent à Istanbul, véritable sas migratoire, exclusivement pour intégrer une filière clandestine ont été exclus de nos échantillons de population, mais n’autorisent pas non plus une catégorisation excessive qui établirait une frontière étanche entre ceux qui se sont installés et travaillent à Istanbul et ceux qui ne font que transiter.
La deuxième étape s’intègre dans une analyse systémique et englobe l’ensemble des acteurs impliqués dans ce processus migratoire. L’observation passive tout autant que participante —dès lors qu’un interlocuteur accepte de nous introduire dans la “ communauté ”— devient la source de nouveaux contacts. De contacts en contacts, il nous est permis de dresser une typologie des acteurs (migrants mais aussi sédentaires, autochtones et Maghrébins) et la confiance instaurée nous permet de les suivre dans les transactions commerciales et leurs déplacements quotidiens. L’échelle de la vie quotidienne est riche de sens car c’est dans les lieux du quotidien et dans les pratiques qui rythment le quotidien que se déroulent nombre de négociations, d’interactions avec d’autres populations, et c’est surtout là où la circulation de l’information peut être saisie et replacée dans un contexte plus global. La dimension relationnelle que recèlent ces espaces permet à celui de passage comme à ceux “ raccrochés pour un temps au monde “ sédentaire ” de la ville » , de se tisser un réseau de relations sans cesse élargi, de le diversifier, mais aussi de passer d’un travail à un autre en fonction de ce réseau et du projet migratoire. Les interactions observées ne signifient pas pour autant des métissages mais invitent à une cohabitation créative où chaque fragment diasporique apporte son réseau de relations et ses compétences.
C’est ce qu’illustre à Istanbul, un ensemble urbain ou un réseau de lieux commerciaux que forment le complexe Laleli-Beyazit-Aksaray (dans le vieux Stamboul, sur la rive Sud de la Corne d’Or) entre les arrondissements de Fatih et d’Eminönü, associé à la zone de production-confection de Merter à l’Ouest de la ville, pour ne citer que les plus importants. Les va-et-vient des migrants (“ Russes ”, Maghrébins et Arabes du Moyen-Orient) nourrissent l’économie locale du textile en exploitant les différentiels de richesse entre ici et là-bas. Le “ commerce à la valise ” (bavul ticaret), commerce informel , qui désigne les migrants venus faire des achats à Istanbul dans le but de les revendre au Pays, est une aubaine pour tous, fabricants, grossistes turcs ou du Maghreb, “ fourmis ”, intermédiaires chargés d’influer sur les modes et modèles locaux pour les adapter à chaque clientèle. Ce complexe commercial, qui occupe une position centrale dans la ville, s’est structuré peu à peu par rapport à des moments-clefs, où mobilités internes et mobilités internationales se sont rejoints en ce nœud urbain dans lequel s’impriment leurs complémentarités.
L’approche diachronique met en relation, selon des temporalités propres, les phases de mobilité des Kurdes puis des Arabes du Sud-Est anatolien vers la métropole stambouliote, leur faculté à s’unir et créer de nouveaux marchés, à mettre en valeur leur compétences linguistiques (l’usage de l’arabe) voire des affinités culturelles, pour capter à la fin des années 1970 la clientèle arabe des nouveaux pays riches du Moyen-Orient, de Libye, d’Iran puis celle des Russes et des ressortissants des ex-pays communistes dans les années 1990, jusqu’à s’ouvrir et s’adapter à une clientèle maghrébine. Ces regroupements, loin d’entrer en concurrence, s’organisent en “ collectifs ” et exploitent les complémentarités des compétences et des ressources mobilitaires de chacun.
Cette approche est complétée par la prise en compte des parcours individuels des premiers arrivants, à travers les récits de vie, les passages du nomadisme à des sédentarités temporaires que vient éclairer le projet migratoire du migrant. Les récits que nous avons entendus nous ont conduit à d’autres pôles urbains comme Damas, Paris mais aussi d’autres espaces des villes du Maghreb où nous comptons nous rendre pour prolonger, du passé au présent, les réseaux forgés antérieurement à la formation d’Istanbul comme pôle d’attraction migratoire pour les Maghrébins, puis maintenus actuellement à travers la mise en place d’un territoire circulatoire entre ces pôles. La géographie de ces mouvements nous entraîne donc naturellement vers ces autres lieux, au Maghreb, en Syrie, en France, pour saisir l’autre côté du miroir, les liens entre espaces d’arrivée, de transit, d’accueil, à même d’enrichir notre réflexion et de resserrer notre problématique.
Durant ce séminaire, un certain nombre de notions, tels que “ nouveaux cosmopolitismes ”, ou “ diasporas ” modernes ont suscité des réactions révélatrices de la confusion et de la nécessité de recontextualiser ces termes. Aux diasporas du XIXème siècle, “ politisées, stabilisées ”, A. Medam oppose les “ diasporas flottantes ” , pas encore, voire jamais, stabilisées. Au sein de cette dernière catégorie, les études empiriques permettent d’apporter des nuances en fonction des situations observées. Le miroir qui met en parallèle les ressources qu’offre la métropole stambouliote avec les contraintes, distinctes, des pays de départ différencient davantage les populations circulantes originaires du Maghreb.
A partir d’un même type d’opposition, Jean-François Pérouse fait état d’un “ autre cosmopolitisme ” naissant dans la métropole : la distinction s’opère entre anciennes minorités installées puis assimilées dans la longue durée, et celles qui se sont installées temporairement, avec une plus grande liberté de choix. C’est dans les modes de négociation de l’espace, où la cohabitation repose sur des choix et des initiatives économiques en “ partenariat ” avec d’autres populations, que réside la différence. Pour notre part, nous souhaitons apporter notre contribution à l’analyse de ces figures du cosmopolitisme à partir de situations concrètes, à la suite des travaux engagés sur ce thème.
Après l’exode de 1948, les Palestiniens se sont trouvés dispersés dans les pays arabes voisins de la Palestine, essentiellement en Jordanie, en Syrie et au Liban. Ils résident actuellement dans les principales métropoles arabes moyen-orientales, comme Beyrouth, Damas, Amman, ou dans une moindre mesure Le Caire. Si de nombreux travaux ont envisagé la question palestinienne sous l’angle des relations internationales, des sciences économiques et juridiques ou de la sociologie, ceux concernant la mobilité des Palestiniens sont plus rares, et s’intéressent surtout aux aspects démographiques et économiques. La mise en relation des différentes formes de mobilités des Palestiniens avec les logiques de réseaux qui se sont tissés entre les communautés palestiniennes dispersées est relativement peu traitée. Nous proposons d’approfondir cette problématique à partir des enquêtes de terrain que nous avons réalisées depuis 1996 en Jordanie, en Syrie et de façon plus systématique au Liban depuis 1997. Depuis le milieu des années 1970, on assiste à l’émigration de Palestiniens du Liban essentiellement vers l’Europe, mais aussi vers les pays arabes producteurs de pétrole. Cette émigration a débouché sur la mise en place de filières migratoires sous-tendues par le développement de réseaux transnationaux de solidarité, qui ont accéléré et entretenu les flux migratoires. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux parcours migratoires des Palestiniens, que nous avons reconstitués par le biais d’entretiens ; à l’organisation des filières, supports de leur mobilité ; et à celle des réseaux transnationaux qui sous-tendent ces filières. L’objectif principal de cet article est de replacer l’émergence des réseaux migratoires palestiniens dans leur contexte historique et socio-spatial, puis de les mettre en perspective avec les concepts de diaspora et de communauté transnationale, en examinant la place des métropoles arabes dans ce dispositif spatial.
Si les migrations palestiniennes ont été marquées par deux exodes en 1948 et 1967, se sont accélérées et ont connu de fortes évolutions ces dernières années, elles existent néanmoins depuis la fin du XIXe siècle. Des réseaux transnationaux, reliant les différentes communautés palestiniennes dispersées, existaient avant 1948. Les métropoles arabes de l’Empire ottoman concentraient les flux de migrants internes et internationaux. L’absence de frontières entre les provinces ottomanes facilitait la mobilité des individus.
On remarque depuis quelques années le développement de l’émigration des Palestiniens, cette fois depuis leur pays d’accueil, vers l’Europe du nord. On estime à plus de 100 000, sur un total de 350 000 individus, le nombre de Palestiniens du Liban qui résident à l’étranger. L’intensité de l’émigration des Palestiniens du Liban a varié tout au long de la période qui s’étend des années 1970 jusqu’à nos jours. Elle a connu un premier pic au début des années 1980 à la suite de l’invasion israélienne au Liban, un deuxième en 1986-1987 avec la Guerre des camps, puis elle a repris de façon plus diffuse après 1993 . Si les différentes vagues migratoires ont chacune leurs spécificités et leurs dynamiques propres, il est possible de dégager un certain nombre d’éléments structurants communs à l’ensemble de ces flux. L’accès aux ressources – comme l’information, les moyens financiers, et le capital social de façon plus générale – est l’un des facteurs transversaux qui déterminent l’amplitude et l’extension spatiale des migrations. Les différentes vagues migratoires ne doivent pas être déconnectées les unes des autres. Elles s’inscrivent dans une dynamique migratoire commune, dont les racines plongent dans l’exode de 1948, qui a débouché sur une restructuration de la société palestinienne dans l’exil. Cette dernière, forme le tissu à partir duquel des réseaux de solidarité se sont réorganisés à l’échelle locale, pour ensuite se projeter dans l’espace transnational avec le développement de l’émigration.
L’organisation des réseaux migratoires des Palestiniens du Liban vers l’Europe du nord est liée à l’organisation socio-spatiale des camps de réfugiés dont ils sont issus et doit être analysée dans le contexte particulier de leur pays de départ.
Thomas Faist (2000, pp. 1-17) relève que l’immobilité relative des populations et leur mobilité sont deux phénomènes animés par les mêmes dynamiques. Les ressources socio-spatiales créées dans les camps et les groupements palestiniens sont mobilisées par leurs habitants à l’échelle locale pour améliorer leurs conditions de vie. Thomas Faist note d’ailleurs que les ressources inhérentes aux liens entre les membres d’un groupe comme la solidarité, les contraintes, la circulation de l’information, le capital social se développent localement. La mise en place de réseaux migratoires permet le transfert de ces ressources du local vers le transnational et elles sont alors potentiellement utilisables par les migrants. Un espace social transnational émerge lorsque la migration, qu’elle soit le fait de travailleurs migrants ou de réfugiés, donne lieu à un échange entre le pays de départ et celui d’arrivée. Celui-ci inclut non seulement des personnes, mais aussi des biens, de l’information, des symboles et des pratiques culturelles.
Les facteurs qui aboutissent à la mise en place et au développement des réseaux transnationaux sont multiples et sont la résultante d’une dynamique politique propre au contexte libanais et de facteurs géopolitiques moyen-orientaux. Jusqu’au début des années 1980, le contexte juridique restrictif qui touche les Palestiniens au Liban a été contrebalancé par une forte présence de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). La centrale palestinienne a fourni du travail et des prestations sociales aux populations palestiniennes les plus défavorisées. Le mouvement national palestinien, alors fortement structuré, proposait aussi une solution politique à la question des réfugiés en faisant du droit au retour le fer de lance de son combat. Le démantèlement de l’OLP et son éclatement géographique en 1982, puis, plus tard, la mise en place du processus de paix à Oslo, qui relègue le problème des réfugiés à des négociations futures, ont réduit l’efficacité des réseaux de solidarités à l’échelle locale. L’émigration est devenue un objectif pour de nombreux réfugiés, parce qu’elle permet de sortir d’une situation perçue comme sans issue par les Palestiniens les plus défavorisés. L’Europe apparaît alors comme une solution alternative à un retour de plus en plus improbable en Palestine à moyen terme, ou à une installation durable au Liban dans un contexte de plus en plus hostile à la présence palestinienne.
Emmanuel Ma Mung (1996) relève deux caractères morphologiques qui définissent une diaspora : (1) la multipolarité de la migration et (2) l’interpolarité des relations, éléments que l’on retrouve chez les Palestiniens. Ces derniers forment une communauté de réfugiés qui s’est constituée en diaspora pour deux raisons : une installation durable dans leurs pays d’accueil respectifs à partir d’un même espace de départ, la Palestine ; et un système de réseaux transnationaux que les Palestiniens ont développé pour permettre de maintenir l’unité de la communauté, malgré la dispersion spatiale. Nombre d’institutions diasporiques traversent de façon horizontale l’ensemble des communautés palestiniennes, comme l’OLP et les nombreuses organisations qui gravitent autour. Elles entretiennent les relations entre les différents pôles de la diaspora. Des flux migratoires se développent entre ces pôles et les relations s’intensifient entre la Jordanie et les pays du Golfe, le Liban avec l’Europe, ou entre les Territoires palestiniens et les Etats-Unis. La définition élaborée par Gabriel Sheffer (1993) confirme, à notre sens, la mise en place d’une diaspora dans le cas palestinien. L’auteur cite trois principaux critères pour définir une diaspora, critères auxquels les Palestiniens répondent :
La permanence de l’identité palestinienne, malgré la durée de l’exil et la dispersion dans de nombreux pays d’accueil, témoigne de la permanence d’une identité palestinienne distincte de celle des autres peuples arabes environnant. Comme il a été montré dans la partie précédente, le rôle des camps de réfugiés dans le maintien de cette identité est central. La nekba de 1948 est un référent identitaire qui traverse l’ensemble des communautés palestiniennes dispersées. On peut noter, comme le relèvent Portes et al. (1999), qu’une identité ethnique commune est un des éléments de base dans la constitution tant des diasporas que des communautés transnationales.
Cette organisation se fonde essentiellement sur le communautarisme (communalism). Dans le cas palestinien, l’OLP remplit ce rôle aux côtés de nombreuses associations créées par les réfugiés et continue d’exister parallèlement à l’Autorité Nationale Palestinienne, mise en place pour administrer les Territoires autonomes en Palestine. On peut citer les cas des Comités populaires créés dans les camps et groupements palestiniens, des associations palestiniennes en Europe qui défendent le droit au retour des réfugiés et la création d’un Etat palestinien auprès des sociétés et gouvernements occidentaux.
Ce dernier point est, selon Portes et al. (1999, pp. 224-225), l’un des principaux éléments qui permet de différencier les diasporas des communautés transnationales. En effet, si les diasporas entretiennent des liens avec leur patrie d’origine, ils sont le plus souvent rares, voire inexistants et plutôt d’ordre symbolique, alors qu’ils sont fortement développés dans les communautés transnationales.
Si l’on reprend la distinction opérée par Portes et al. (1999) ou Smith et Guarnizo (1998) entre transnationalisme ‘par en bas’ (from below) et ‘par en haut’ (from above), deux principales formes d’activités transnationales se développent au sein de la diaspora palestinienne.
La mise en place de réseaux transnationaux répond à une nécessité d’adaptation des élites palestiniennes à l’absence d’Etat et de territoire propre. Il faut noter d’emblée que ces réseaux d’élites ne constituent qu’une frange minime de la diaspora, mais leur rôle est important et peut être précurseur d’évolutions futures pour l’ensemble de la diaspora. La création d’un Etat palestinien, comme la normalisation des relations entre Israël et ses voisins arabes, pourraient permettre aux Palestiniens d’établir des relations effectives avec leur pays d’origine, par le biais de visites régulières, d’investissements, sans pour autant quitter leur lieu de résidence actuelle, où, pour partie, ils sont intégrés au tissu socio-économique et politique comme c’est le cas en Jordanie. Le choix d’opter pour des résidences et une activité économique séparées entre deux pays peut être une solution viable pour certains Palestiniens, d’autant plus que 90 % de la diaspora palestinienne se trouve aux frontières de la Palestine et que l’espace concerné est de taille réduite. L’évolution politique du pays d’origine est donc déterminante dans la structuration future de la diaspora. Lamia Radi (1995) relève que le caractère transnational des réseaux familiaux de la bourgeoisie palestinienne de Jordanie se développe après l’exode de 1948. Les réseaux actuels d’élites palestiniennes trouvent tous leurs origines dans l’organisation sociale palestinienne d’avant 1948. Ils se sont adaptés à la dispersion des élites entre les capitales arabes et le monde occidental. Dans les années 1960, les élites palestiniennes ont acquis des nationalités occidentales (américaine, canadienne, européenne de l’ouest), qui leur donnent une certaine liberté de circulation et aussi une protection juridique. Une partie des élites palestiniennes s’installe en Europe de l’ouest ou en Amérique du nord, mais continuent de revenir régulièrement en Jordanie ou dans les territoires occupés. Les enfants de ces élites sont envoyés dans ces mêmes pays pour parfaire leur niveau en langue arabe et entretenir des liens étroits avec leur réseau familial, base de l’identité de la bourgeoisie palestinienne.
Cependant d’autres formes de « transnationalisme par en bas » (transnationalism from below), pour reprendre la terminologie employée par Portes et al. (1999), se développent à partir des camps de réfugiés palestiniens ; les pratiques transnationales permettant la réactivation de réseaux de solidarité familiaux et villageois qui traversent les frontières nationales des pays d’accueil. Des stratégies d’acquisition de nationalités européennes se développent aussi dans les couches les plus défavorisées de la diaspora, qui leur permettent de voyager et d’assurer l’avenir de la famille dans un ailleurs plus stable politiquement, juridiquement et économiquement. Ces réseaux transnationaux de solidarité se structurent autour des filières migratoires créées par les migrants palestiniens et permettent la mise en place, tant dans le pays de départ que le pays d’accueil, d’un commerce ethnique qui se développe parfois entre les deux pays, créant ainsi un espace de circulation transnationale. C’est le cas, par exemple, pour certains garagistes palestiniens au Liban qui importent des pièces détachées et des voitures d’occasion depuis l’Allemagne, grâce à leurs contacts avec des migrants palestiniens installés sur place. Les commandes sont passées par fax et l’argent circule par virements bancaires. Ce système permet à de petits garagistes au Liban de se procurer des pièces d’occasion en Europe aux meilleurs prix. Le commerce est fondé sur une relation de confiance entre les deux pôles du réseau et une bonne connaissance, par les deux acteurs, tant des besoins du marché au Liban, que des pièces disponibles et de leur prix en Europe. C’est sur la qualité de l’information et la rapidité de sa circulation que repose le système. Ce type de commerce n’est cependant pas très développé en raison des faibles capacités économiques des Palestiniens.
Les métropoles nord-américaines, comme Toronto ou Los Angeles ; européennes, Londres essentiellement ; et moyen-orientales, autour d’Amman et de Beyrouth, jouent un rôle essentiel dans la structuration de l’espace transnational des élites palestiniennes (voir notamment les travaux de Lamia Radi, 1995 et Sari Hanafi, 1997). Elles servent de point d’ancrage aux communautés dispersées, de lieux de rencontre et d’activités tant culturelles qu’économiques. Elles sont les lieux de convergence et de redistribution des flux de migrants, d’information et de capitaux.
S’il paraît encore prématuré de parler de communauté transnationale dans le cas de la diaspora palestinienne, il nous semble justifié d’employer les méthodes d’analyses proposées par les chercheurs qui travaillent sur ce thème, afin de mettre en évidence l’émergence et la construction d’une communauté transnationale palestinienne. Cette construction semble vouée à évoluer de façon accélérée avec la construction future d’un Etat palestinien. Plusieurs types de réseaux coexistent, qui correspondent aux deux principales formes de fonctionnement transnational définies par Alejandro Portes et al. (1999) : le transnationalisme par en bas (from below) et celui par en haut (from above). Cette deuxième forme est certainement la plus étudiée dans la littérature. Elle concerne, à la fois, les réseaux d’élites qui sont, dans une certaine mesure, les extensions de ceux développés à l’époque ottomane, et les réseaux d’entrepreneurs palestiniens de la diaspora. Cependant, nos recherches sur les dynamiques migratoires des Palestiniens du Liban ont mis en évidence que les couches les plus défavorisées de la diaspora s’inscrivent elles aussi dans un espace transnational, en développant des filières migratoires ainsi que des réseaux de solidarité transnationaux. Les métropoles arabes sont les têtes de pont de ces réseaux, parce qu’elles sont les espaces privilégiés de leur convergence. Ces espaces urbains concentrent la majeure partie des réfugiés palestiniens ; et des villes comme Beyrouth, Damas ou Amman, sont les pôles centraux des dispositifs migratoires mis en place par les Palestiniens parce qu’ils sont simultanément des espaces de départ, d’arrivée et de transit des migrants. Les métropoles arabes moyen-orientales jouent donc un rôle structurant dans l’organisation spatiale des dynamiques migratoires palestiniennes.
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K.D.
Cette contribution aborde cinq points : la question de l’inscription dans un champ disciplinaire, l’a priori de l’asocialité, la territorialisation, la définition de l’errance, la mobilité comme ressource. Elle se termine sur un extrait de parcours qui éclaire le lien entre l’ici et le là-bas que l’on retrouve dans de nombreux parcours d’errance.
Comment résoudre la question de l’inscription dans un champ disciplinaire précis, précis parce qu’il va définir votre carrière universitaire et vos pairs ? À ce jour, je n’ai pas résolu cette question de mon appartenance précise. Peut-être que mon parcours universitaire explique cela.
Ce qui a motivé ce travail est la volonté de qualifier des formes d’errance, des figures sociales, mais aussi de montrer la constance de certains jugements, avec en arrière-plan cette petite idée têtue d’aller contre ce que j’appelle l’a priori de l’asocialité qui suppose que la perte du logement s’accompagne d’une dégradation du lien social. Cet a priori est au cœur de la définition de l’exclusion comme “ processus qui empêche tout échange social, communautaire ou sociétaire ”. Le pauvre, qu’il loge dehors ou dedans, se voit dénié toute socialité digne de ce nom, c’est-à-dire extérieure à “ son ” groupe ou monde de marginalité, alors que selon moi l’errance fait relation. Je voulais donc critiquer ce présupposé de mauvaise ou d’absence de socialité qui reste accroché aux personnes qui se retrouvent à un moment ou à un autre, pour un temps donné ou pour le restant de leurs jours, à ou dans la rue.
– Dans l’errance se fabriquent des centralités spatiales et se créent des proximités sociales au-delà de la condition stricte de résidence et de la norme travail, et ceci dans le croisement entre les “ informalités ” de la survie et les “ formalités ” du système d’assistance.
– L’errance est maintenue et en partie produite par le système d’assistance, ce qui veut dire que “ la déviance n’existe pas hors des pratiques de contrôle social qui la définissent et la réprimandent ” .
Il s’agit donc de qualifier des formes de “ sans-abrisme ” à partir de mobilités précaires et de parcours urbains dont la complexité est éclairée par un travail sur la territorialisation.
Je me suis proposée d’étudier ce phénomène social pour ne pas dire “ total ”, l’exclusion du logement qui suppose l’alternance des toits, avec une entrée par les territoires urbains dans l’objectif de qualifier des sociabilités dans la pauvreté et d’éclairer des régulations de la pauvreté. Mais si j’ai choisi cette entrée par les territoires, c’est d’abord pour ne pas partir d’un groupe social, classé, déclassé ou même reclassé, mais bien de l’errance en tant que phénomène typiquement urbain. Ce choix méthodologique me permet de contourner le label administratif que constitue aujourd’hui le terme “ SDF ” , terme qui est une catégorie abstraite et simpliste, et aussi d’éviter d’employer, sans les critiquer, les catégories et rubriques utilisées couramment par l’assistance, le travail social et les sciences sociales.
J’ai construit mon objet de recherche, l’errance, en distinguant mon approche de celles portant sur des catégories de gens à la rue (tels que les clochards, les zonards, les jeunes en dérive), sur leurs types de handicaps et leurs stades de déchéance ; ou encore des recherches portant, de façon plus théorique, sur la question de l’exclusion et de la récente rupture sociale.
Il y a quelques mois, une personne m’a contesté le fait d’employer ce terme à l’histoire très longue et aux significations chargées. Pour ma part, je revendique cette liberté d’utiliser l’errance, en dehors de son acception mythique, littéraire ou psychologique ou de celle politico-médiatique qui lui est attribuée depuis quelques années et qui associe systématiquement errance à errance juvénile et à délinquance, je revendique donc cette liberté de comprendre l’errance avant tout comme un dispositif de mobilité, mobilités qui ne sont ni insensées (au sens d’une perte de repères spatiaux), ni désocialisées (au sens d’une d’absence de liens sociaux).
– D’un point de vue extérieur, comme une alternance de modes de résidences (centres d’hébergement d’urgence, hôtels meublés, abris de rue, squat, hôpital, prison). Ce qui dessine, pour chaque individu, une succession d’entrées et de sorties ponctuée de temps d’attentes.
– D’un point de vue intérieur, l’errance c’est cette phrase d’un jeune Comorien de 13 ans qui répétait sans cesse : “ j’habite pas, je suis partout ”.
Ce phénomène m’intéresse dans la mesure où il est compris en tant que registre de mobilité répondant sans cesse à de nouvelles situations de précarité (résidentielle, économique, sociale).
J’évoque rapidement trois points qui me paraissent importants : l’occupation transitoire, la mobilité comme ressource et le circuit.
– L’occupation transitoire : A Marseille, l’errance se décrypte dans ce principe de multi-résidence et dans le transit spatial permanent. Il s’agit toujours d’occupations transitoires, le mot “ occupation ” peut être ici entendu autant dans sa dimension spatiale que temporelle. De plus, la question de l’occupation de l’assisté est un casse-tête pour beaucoup de structures d’accueil ou d’insertion, qui n’ont pas d’atelier de travail et veulent lutter contre le spectre de l’inactivité.
– La mobilité comme ressource : Plus on est sédentaire dans la rue, autrement dit immobile dans son errance, plus on va être stigmatisé et désigné comme désocialisé. Inversement, savoir “ jouer ” des mobilités dans la précarité est une ressource qui permet de traverser des territoires mais aussi des mondes et statuts sociaux et ainsi d’ajuster les rôles.
– Le circuit et l’absence de sortie : Un errant, sans logement ou mal logé, ne peut généralement pas s’émanciper de l’assistance car celle-ci lui procure le minimum ou le complément de survie. C’est pourquoi l’errance urbaine est toujours connectée d’une façon ou d’une autre aux circuits institutionnels. Arriver dans une ville, c’est entrer dans les circonférences du traitement social. En ce sens, il n’existe pas de sortie complète du dispositif d’assistance par le bas, car s’affranchir, c’est avoir accepté les sélections et les contrats qui mènent au logement autonome et avoir échappé à la sédentarisation et au turnover qui sont les deux principes de gestion pour les structures d’accueil.
“ Je suis né en Algérie, mais je suis venu à Marseille en 1993, en fait je suis toujours venu en France, je suis toujours venu… 15 jours là-bas, 15 jours ici, voilà. Dans les premiers temps, j’habitais à la rue des Dominicaines à Belsunce, j’ai déménagé à la Joliette et de la Joliette je suis parti boulevard de Paris. Et depuis vendredi, je suis à la Rose au foyer d’urgence. C’est pas la première fois en fait, hé ! Ah ! c’est pas la première fois. Je prends mes bagages et je m’en vais. D’habitude je vais chez des collègues, des copains, j’ai pas, je me débrouille. Des fois, je suis à la rue aussi. L’été, je me contente de rester dehors. Je reste, je dors dehors, des fois je me débrouille pour manger. Je vais dans mon ancien quartier, je reste un peu en bas de la gare Saint Charles mais pas à la gare, faut pas confondre . Je reste dans mon ancien quartier, à la place des Marseillaises, je reste un peu mais pas trop, moi j’aime bouger, j’aime trop bouger. Des fois, je vais voir les collègues aux quartiers nord : Aygalades, Busserine, aux Flamands, j’ai des copains là-haut. Mais pas à la gare, la gare c’est la gare, moi je reste en bas. Je reste avec mes collègues, c’est pas pareil. La gare, c’est le plus chaud quartier de Marseille en fait, hé ! Là je suis au foyer d’urgence, ça se passe bien, y a des Algériens, des Tunisiens, y a des jeunes qui viennent du nord de la France. Y en a que je connais d’Algérie, du bled, ils sont là maintenant. Y a peu de Marseillais en fait, y a des Russes, y a des Yougoslaves je crois, y a peu de Marseillais. (…) En fait moi c’est un cas particulier parce que j’ai toujours vécu à Marseille, ma famille aussi. Depuis 40 ans on est là, on est là-bas. On peut pas se passer de l’Algérie, on peut pas se passer de Marseille, c’est pas possible ” .
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L’imaginaire collectif contemporain est fortement marqué par une image stéréotypée de l’immigré. C’est une personne pauvre, sans ressource, venue d’un pays peu développé. On pourrait s’attendre cependant à ce qu’une telle réduction n’apparaisse pas aussi crûment dans les publications à vocation scientifique. En effet, si un certain nombre de sociologues construisent des outils pour comprendre les migrations, il serait dommageable qu’ils soient inadaptés pour une partie d’entre elles.
La volonté de remettre en question certains acquis de la sociologie des migrations est à la source de ce travail. Le choix de deux populations atypiques a permis de naviguer sans cesse entre la connaissance de ces populations et la comparaison avec les travaux consacrés aux différentes immigrations en France. Les Français de Casablanca ont été très peu étudiés, et jamais sous l’angle de la migration. Quant aux Américains venus s’installer à Paris, ils ne font l’objet le plus souvent que d’études consacrées aux artistes les plus connus, venus se nourrir d’un foisonnement artistique parisien quelque peu terni depuis lors. L’enjeu de connaissance est donc de taille et se conjugue avec la discussion des limites de l’objet “ immigré ” tel que la sociologie l’a construit depuis les années 1980. Le cheminement méthodologique employé marie donc approche épistémologique et regard anthropologique. Le souci étant de confronter le cœur de la théorie à une enquête de terrain qui l’amène dans ses retranchements.
L’éloignement dans la migration est souvent synonyme d’amélioration du bien-être immédiat ou à venir. La distance géographique, si elle exige une nouvelle socialisation, crée dans le même temps un nouveau rapport à la société d’origine. Le récit des origines conjugué à l’éloignement déploie alors une série de caractères communs aux riches, comme aux moins riches, aux managers d’Accenture, comme à l’ouvrier du bâtiment. Et c’est en cela que l’éloignement peut être une première clé de compréhension de l’expérience migratoire.
Comprendre la migration selon les deux axes de l’éloignement et du rapport social permet d’échapper à beaucoup d’implicites. Le rapport social n’est pas forcément défavorable à celui qui s’éloigne, comme le terme “immigré” et l’imaginaire qu’il charrie le laissent trop souvent entendre. À une époque où les managers qui s’expatrient sont de plus en plus nombreux (Wagner, 1998), il serait dommage de s’en tenir à une sociologie des migrations cantonnée aux apostrophes d’une actualité vieille de vingt ans. Les flux de migrants qui augmentent le plus significativement aujourd’hui sont constitués de diplômés hautement qualifiés. Leur situation dans le pays d’installation reprend les caractéristiques de l’éloignement, mais le rapport social au milieu d’installation varie fortement suivant le niveau de développement de la société ainsi que le milieu dans lequel ils s’installent. Aussi était-il nécessaire, voire urgent, de penser la possibilité de toutes les distances sociales entre nouvel arrivant et société d’installation, et non plus la seule et confortable (pour le chercheur) pour ne pas dire réconfortante (pour la société) indigence du migrant.
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En France, la question des demandeurs d’asile aux frontières, de leur détention et de leur refoulement n’a jamais constitué une question politique importante, excepté en 1991, année qui a précédé la législation des zones d’attente . Dernièrement, la parution du rapport du sénateur Louis Mermaz au cours de l’année 2000 et les différents comptes-rendus de l’Anafé n’ont pas conduit à l’amorce des débats politiques escomptée. La procédure concernant l’arrivée sur le territoire des demandeurs d’asile reste donc opaque ; même si des associations de défense des étrangers y portent un intérêt plus régulier depuis deux ans. Dans ce contexte, le concept de frontière a beaucoup évolué durant les vingt dernières années, à travers les politiques migratoires, conduisant les réseaux associatifs spécialisés dans le soutien aux requérants à l’asile à intervenir de plus en plus au sein de ces nouveaux espaces frontaliers afin d’aider les étrangers souhaitant déposer une demande d’asile en France. Une analyse des rapports entre les mobilités des requérants à l’asile et le rôle de ces associations, permet de mettre en évidence certains enjeux liés au droit d’asile et les pratiques migratoires qu’il suscite en France.
Ainsi, depuis 1980, face à l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile, les évolutions du concept de frontière dans les politiques migratoires accentuent les difficultés des parcours des demandeurs d’asile. Et dans le pays d’accueil, ces changements ont des conséquences concernant l’accès à la demande d’asile, où les obstacles administratifs se substituent aux rôles des frontières.
En France, l’aéroport parisien Roissy Charles De Gaulle a reçu durant ces dernières années 96% des demandeurs d’asile aux frontières . Cette suprématie statistique s’explique principalement par le fait que les contrôles aux frontières terrestres sont plus difficiles à effectuer. Les deux campagnes d’observation réalisées en région parisienne durant les mois de janvier et février 2001 vont permettre de comprendre l’ampleur des difficultés.
La fermeture des frontières, décidée en France et dans d’autres pays d’Europe en 1973, va être l’amorce d’une dégradation de l’accueil réservé aux étrangers. Ainsi, en l’espace de 25 ans, la législation en matière de droit des étrangers est devenue plus restrictive. Depuis le milieu des années 1980, la politique d’asile est à son tour visée par cette volonté étatique. Avec la construction européenne et les surenchères politiques sur la répression contre l’immigration clandestine, la frontière a pris une nouvelle dimension. Pour un grand nombre d’étrangers, si elle est devenue plus difficile à franchir, elle se « conjugue » aussi sous des formes différentes tout au long du parcours d’un grand nombre de demandeurs d’asile.
Au cours de ces trente dernières années, le nombre de demandeurs d’asile dans les pays occidentaux n’a cessé d’augmenter, et le contexte international a radicalement changé. L’arrêt de la guerre froide aurait pu laisser penser que le nombre de réfugiés allait diminuer. En effet, de nombreux conflits générateurs d’exode étaient souvent le théâtre d’affrontements entre les deux grandes puissances. Or, les mouvements des demandeurs d’asile et des personnes déplacées se sont accrus sous la houlette des désordres mondiaux et de la multiplication des conflits.
En Europe, les grandes métropoles sont le principal réceptacle de ces flux migratoires. Pour exemple, en France, à la fin des années 1990, la région parisienne concentre à elle seule 98 % des demandes d’asile aux frontières et les trois-quarts des demandeurs d’asile recensés par l’OFPRA . Cependant il faut rappeler qu’au regard du nombre total de réfugiés dans le monde, les pays européens restent très frileux sur l’accueil de ces populations.
Graphique 1
Graphique 2
L’articulation des échelles est essentielle pour mieux comprendre la complexité du phénomène, car si la frontière se définit généralement comme « une limite du territoire d’un Etat et de sa compétence territoriale » , sur le plan migratoire elle tend de plus en plus à se transformer en une interface complexe. Afin de mieux entrevoir la logique de ces mobilités, la démarche sera d’adapter une définition souple du concept de frontière. En effet pour un grand nombre d’étrangers et de demandeurs d’asile en particulier pour ceux qui souhaitent se rendre dans un pays occidental, la frontière est devenue une frange mouvante dont les dispositifs apparaissent bien en amont.
Ainsi pour contrôler les flux migratoires et endiguer le flot des demandeurs d’asile, l’Europe se retranche derrière ses frontières en mettant en place de plus en plus de mesures contraignantes. Certaines s’appliquent dès les pays d’embarquement qualifiés comme sensibles avec des contrôles au départ dans les aéroports. Dans ce contexte de mondialisation, Christian Pradeau souligne que les contrôles des passagers des avions sont également délocalisés . C’est ainsi que dans certains pays africains ou asiatiques, des fonctionnaires européens viennent renforcer les contrôles d’identités dans les aéroports. Dans la continuité de ce dispositif, les transporteurs et les compagnies aériennes sont aussi amenés à vérifier les personnes qu’ils acheminent, sinon ils peuvent être soumis à une amende .
Actuellement l’Europe est dans un processus d’harmonisation concernant l’accès à son territoire. Sur le terrain, cette volonté s’exprime principalement sur la bordure orientale de l’Union européenne où il est envisagé de contrôler les frontières extérieures par des unités mixtes sous la responsabilité des Etats dans lesquels celles-ci opèrent. D’autre part, le Conseil européen semble faire l’unanimité des pays membres en répartissant en deux listes l’ensemble des pays de la planète : ceux dont les ressortissants ont l’obligation de visas et ceux qui en sont dispensés. Dans certains pays européens, cette disposition peut être renforcée par la mise en place de visa de transit. Cette étape administrative supplémentaire a été élaborée pour limiter l’arrivée de réfugiés potentiels dans les aéroports des grandes métropoles. Ainsi au début des années 1990, quelques centaines d’Haïtiens avec un billet pour la Suisse ont demandé l’asile en France lors de leur escale à l’aéroport de Roissy. La France a alors rapidement exigé un visa de transit pour les Haïtiens transitant par son territoire. Haïti n’est pas un cas isolé ; le Sri Lanka, l’Iran, le Ghana, l’Angola, pays où le nombre de demandeurs d’asile est très élevé, sont aussi soumis à cette obligation.
En outre s’il y a peu de législations communes sur l’expulsion et le refoulement au niveau européen , on constate que les accords de réadmission se multiplient entre Etats de l’Union européenne et pays tiers. Ainsi tous les Pays de l’Europe Centrale et Orientale (PECO) sont liés par ce type d’accord avec des pays de l’Union européenne. Après avoir été le glacis défensif de l’ex-URSS, ces nations sont maintenant devenues, en matière d’immigration, celui de la marge orientale de l’Union européenne.
Ces difficultés se développent de plus en plus depuis une dizaine d’années. Les zones d’attente dont l’Etat français a été le pionnier, sont l’un de ces points de crispation. Elles matérialisent une frontière réelle à l’intérieur du territoire qui « est en fait décalé par rapport à la limite théorique, dégageant des marges incertaines » . Avec ce type de structures aux frontières, les pays occidentaux affichent un rapport de forces vis-à-vis des ressortissants des autres pays. Ainsi, sur le plan migratoire, la mise en place des zones d’attente renvoie à l’image des places fortes de Vauban lorsque la puissance royale renforçait ses frontières. Michel Foucher rappelle que l’étymologie est le genre féminin de l’adjectif « frontier » dérivant de front. Avant que Roger Brunet n’ajoute : « qu’au sens militaire, cet ensemble, ni continu, ni situé exactement sur la limite, finit après bien (…) des tractations, par constituer la frontière au sens moderne, sanctionné par un traité et jalonné par des bornes, des barrières, des postes frontières » .
Rappelons brièvement qu’au moment où l’instauration des visas en France s’est généralisée (les premières lois Pasqua en 1986), les étrangers furent de plus en plus nombreux à être maintenus dans les zones internationales des aéroports. Or, la législation ne définissait pas cette zone internationale dont l’espace semblait se limiter entre le lieu de débarquement et les postes de contrôles de police. L’interprétation ne pouvait qu’être très aléatoire. « Nous étions dans une situation de non droit » devait écrire François Julien-Laferrière . Par conséquent à la fin des années 1980, dans les aéroports parisiens principalement, l’inquiétude de parents ou amis ne voyant pas arriver la personne attendue, relayée par celle d’employés des compagnies aériennes ou voyageurs intrigués par le comportement des policiers à l’égard de certains étrangers, ont conduit à alerter les associations de défense des étrangers. Ces dernières allaient obliger le législateur à intervenir.
Les lois du 6 juillet 1992 et du 27 décembre 1994 qui continuent à ce jour à régir les zones d’attente, ne plaçaient plus ainsi ces lieux en dehors du droit. Or, si la mise en place de ces lois constituaient une amélioration, elle instaurait cependant un régime de privation de liberté dérogatoire au droit commun qui, aux frontières du territoire (aéroports, ports, gares ferroviaires internationales par la suite), permet, sous la seule autorité administrative, de maintenir dans des zones d’attente, des étrangers dont le seul délit est de demander l’entrée ou une protection en France.
Dans son dernier rapport, la C.N.C.D.H. souligne encore que toutes ces mesures ont souvent pour conséquence d’entraver l’accès aux procédures d’asile. Toutes ces étapes précédant le passage de la frontière rallongent nécessairement le parcours de ces requérants à l’asile. Et lorsque celle-ci est franchie, ne peut-on pas dire qu’en bien des circonstances la frontière « poursuit » son tracé ou fait rappeler son passage durant toute la procédure de la demande d’asile ?
Bien que dans la seconde partie, je m’intéresserai principalement aux zones d’attente et aux rôles des associations dans ces différents lieux, il me paraissait important de souligner l’emboîtement des difficultés qui « accompagnent » un étranger souhaitant faire une demande d’asile en France (raisonnement qui pourrait être aussi appliqué dans d’autres pays européens).
Si la complexité du cheminement du requérant à l’asile s’est tout d’abord amplifiée avec l’allongement des procédures (cf. graphique n°1), la suppression du droit de travail des demandeurs d’asile en 1991 a aussi accentué la précarité d’un grand nombre de demandeurs. Et à ce jour, la recevabilité d’un dossier de l’OFPRA pour faire une demande d’asile est assujettie à l’obligation d’avoir une domiciliation. Enfin, à une micro échelle, il y a une multitude de petits faits, gestes, paroles, incompréhensions, non-dits qui existent et s’inscrivent dans le prolongement de la notion de frontière.
Si nous faisons abstraction du dispositif des zones d’attente sur le territoire, nous pouvons dire qu’une des premières difficultés que rencontre un grand nombre de demandeurs d’asile est la recherche d’une adresse. De nombreuses associations offrent ces services. Or au sein de la région parisienne, il arrive fréquemment que des préfectures refusent certaines adresses de domiciliation administratives sur des critères aléatoires : du simple refus à l’argument d’une absence d’agrément. « Souvent, elles refusent d’ouvrir l’accès à la procédure d’asile à des personnes domiciliées dans des structures qui n’ont pas d’agrément « droits sociaux » (c’est-à-dire qui ne sont pas agréés CMU, AME, RMI , Poste, …), ce qui met une pression démesurée sur les autres structures. Pour exemple, à Paris, le CASP (Centre d’Action Social Protestant) et l’ASAF (Association de Solidarité des Africains en France) sont agréés DASS mais refusés par la préfecture de police » . Or, cette suspicion de la part des préfectures à l’égard de ces adresses de domiciliation ne permet pas à ces personnes d’obtenir une première autorisation provisoire de séjour (APS), nécessaire pour entamer les démarches auprès de l’OFPRA et pour pouvoir bénéficier des allocations auxquelles ils ont droit . Et si la personne ne dispose pas d’adresse, les établissements bancaires lui refusent le droit d’ouvrir un compte courant . Par conséquent, il y a blocage des lettres-chèques par les ASSEDIC, mettant les demandeurs d’asile et les centres de domiciliation dans des situations fort délicates.
La précarité de ces personnes s’illustre aussi au niveau des soins. Car si les derniers dispositifs législatifs donnent la possibilité à un demandeur d’asile de s’inscrire auprès de la CPAM et de bénéficier de la CMU, même si celui-ci ne dispose que d’une convocation pour un premier rendez-vous à la préfecture, la réalité est bien plus complexe. En effet certains centres de la Sécurité Sociale refusent de traiter les dossiers prétextant que les demandeurs d’asile relèvent de l’AME. Ainsi face à la pluralité des sigles et des procédures, la personne en arrive à renoncer parfois à ses droits.
Toutes ces vexations administratives qui se greffent autour de la procédure de la demande d’asile ont conduit inexorablement à un développement des situations d’attente et parfois de non droit. La vie quotidienne des uns et des autres placée sous le signe de l’attente, rapporte la CNCDH. Ainsi la difficulté des procédures mises en place par les différents Etats européens, pour répondre au dispositif législatif de l’espace européen conduisent les associations à multiplier leur champ d’action pour faciliter la mobilité des demandeurs d’asile.
Rôle des réseaux associatifs dans les mobilités internationales et internes des demandeurs d’asile
Les nombreux bouleversements législatifs demandent aujourd’hui des compétences de tous les intervenants travaillant dans le domaine de l’asile. Les frontières aéroportuaires, qui deviennent des nouveaux lieux de crispation des politiques migratoires et d’asile dans les Etats de l’Union européenne, ne cessent de montrer « l’abandon progressif des principes de l’asile sous la pression de la logique du contrôle des flux migratoires » . En France, depuis 1995, le nombre de demandeurs d’asile a régulièrement augmenté, passant de 521 à 7392 demandes par an, dont 96% des enregistrements se situent à l’aéroport de Roissy. Les 4% restant se répartissent entre les aéroports d’Orly (2% environ), Lyon, Nice et les ports de Marseille et Calais. L’importance des arrivées comptabilisées par les autorités administratives dans la région parisienne, a induit logiquement les lieux de la dernière campagne d’observation : les zones d’attente de l’aéroport de Roissy et le tribunal de grande instance de Bobigny.
Graphique 3
NB: Pour l’année 2000, l’effectif de la série [Nombre d’étrangers n’établissant pas de demande d’asile] n’a pas été inclus dans la catégorie de données.
Il semble exister une corrélation étroite entre l’évolution de l’histogramme ci-dessus et le temps de présence des associations dans les zones d’attente.
Avec la loi « 35 quater » du 6 juillet 1992 légiférant les zones d’attente, le nombre d’étrangers maintenus à la frontière et qui ne requièrent pas l’asile apparaît dans les statistiques du ministère de l’Intérieur. En effet, les revendications des associations ont au moins permis de clarifier certaines situations aux frontières. Si la loi du 6 juillet 1992 précisait qu’un décret à venir autoriserait le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) et certaines associations à accéder à ces différents lieux, il aura fallu attendre trois ans avant sa mise en place (2 mai 1995). Ainsi cinq associations vont être habilitées (avec cinq représentants chacune) à effectuer une visite par zone et par trimestre. Durant toute cette seconde phase (de 1993 à 1997) où l’accès des associations a été très limité, le nombre de demandeurs d’asile est resté relativement stable. Les sources statistiques étant en lien avec les autorités qui dictent les politiques migratoires, on peut émettre l’hypothèse que ce graphique ne retranscrit pas la réalité dans son ensemble. En effet, les rares visites des associations ont révélé deux faits essentiels. Tout d’abord, il y a des étrangers qui sont refoulés aux contrôles aux frontières sans que leur demande d’asile ne soit prise en compte. Ils n’apparaissent donc dans aucune statistique. Puis dans la catégorie des étrangers non requérant à l’asile, il existe des candidats à l’asile qui ne sont pas enregistrés en tant que tels.
Le décret du 17 juin 1998 a modifié sensiblement l’accès des associations dans les zones d’attente. Il permet désormais à chaque organisme d’effectuer huit visites par zone et par an. Pour cela, chaque association a la possibilité de demander l’accréditation de dix visiteurs auprès du ministère de l’Intérieur pour une durée de trois ans. Aux cinq premières associations habilitées, trois autres se sont rajoutées : Médecins Sans Frontière, le MRAP et Forum Réfugiés. Cette évolution législative et l’intérêt grandissant des associations concernant l’accès au territoire des étrangers, semblent avoir fait évoluer les chiffres de ces trois dernières années. Ainsi, de 1998 à 2000, le nombre de demandeurs d’asile a été multiplié par sept. Même s’il ne faut pas négliger des facteurs externes tels que le coût moindre des transports aériens ou l’organisation de certaines filières support de ces mobilités, la présence associative ne cesse de révéler la présence de personnes étrangères en zone internationale dont les demandes d’asile ne sont pas prises en compte .
Si ces différentes visites permettent de dénoncer les difficultés d’enregistrement des demandes d’asile, elles soulignent aussi de plus en plus les conditions déplorables de détention des requérants. Aucune assistance ne semble leur être apportée. Les différents entretiens sont assez éloquents à ce sujet. Ainsi plusieurs personnes ont évoqué que dans la zone internationale ils n’avaient rien mangé, excepté quelques aliments offerts par certains passagers en attente d’un vol ; et leur seule « literie » étaient les banquettes de l’aéroport.
Depuis la fin de l’année 2000, la présence associative au sein des zones d’attente s’est renforcée avec la mise en place d’une permanence téléphonique. Ce système géré par plusieurs associations permet à certains étrangers maintenus en zone d’attente d’être informés de leurs droits. Ces contacts se déroulent de différentes manières : soit les permanents contactent les personnes au niveau des cabines téléphoniques dans la zone d’attente, à l’aide des différents numéros que les visiteurs ont auparavant relevés ; soit les étrangers ou des membres de leur famille, voire des amis, appellent pour signaler des irrégularités ou ne serait-ce que leur présence en zone d’attente.
Toutes ces initiatives associatives sont prises afin d’aider les demandeurs d’asile et d’apporter des éclairages utiles sur le déroulement actuel des procédures relatives au placement des étrangers en zone d’attente. Les deux campagnes d’observations qui se sont déroulées dans les zones d’attente de Roissy et au tribunal de grande instance de Bobigny lors des audiences « 35 quater »s’inscrivent dans ce processus.
Si à ce jour les associations rencontrent des difficultés à aider les demandeurs d’asile dans ces lieux de détention et à observer ce qui s’y passe, il est en revanche possible de se rendre aux audiences « 35 quater » : le seul moment public de la procédure. Car si cette publicité des débats permet de saisir le déroulement de ce « cheminement », elle laisse aussi entrevoir les conditions de maintien en zone d’attente.
La zone d’attente de Roissy est composée de plusieurs lieux dispersés sur le site de l’aéroport. Il y a tout d’abord les postes de police situés dans les terminaux, où les conditions d’hygiène sont généralement dégradées. Ensuite il existe plusieurs salles de correspondance où la vétusté est semblable à celles des lieux précédents. Dans ces salles exiguës, surchauffées, des étrangers maintenus à la frontière sont amenés à manger et dormir. C’est ainsi que lors de la visite du 28 janvier 2001, un officier de police indiquait à un membre de l’Anafé que les différents brancards et couvertures avaient fait office de matelas pour les nuitées de plusieurs personnes . Enfin, il y a les lieux d’hébergement en dehors des terminaux. Si, de 1992 à 1999, deux étages de l’hôtel Ibis avaient été réquisitionnés par l’administration ; dernièrement, deux nouveaux centres ont été mis en place face à l’augmentation des étrangers arrêtés à la frontière. Dans un premier temps, en juillet 2000, le centre de rétention administrative du Mesnil Amelot a concédé quelques places afin de désengorger les locaux précédents. Puis il a été construit un nouvel établissement en limite de l’aéroport appelé ZAPI 3 . Si ce dernier bâtiment constitue indéniablement une amélioration des conditions de maintien, il n’en demeure pas moins que des irrégularités de procédure perdurent dans ces espaces en bordure des grandes métropoles.
Le non-respect des droits des demandeurs d’asile se situent à plusieurs niveaux. Il y a tout d’abord pour ces requérants la difficulté de faire enregistrer leur demande lors de leur arrivée. Cela se traduit par l’insuffisance de l’interprétariat, une liberté de communication limitée avec l’extérieur, la violation du jour franc , voire des allégations de violence. D’autres complications peuvent aussi se produire par la suite.
La durée maximale de détention prévue par la loi est de vingt jours. Cependant au bout de quatre jours, une personne ne peut être maintenue en zone d’attente que sur décision du juge du tribunal de grande instance compétent. Une procédure qui peut se renouveler une seule fois le douzième jour pour prolonger le maintien. Les observations effectuées, lors des audiences, ont montré que le comportement des juges peut être extrêmement variable : l’audition d’une personne est susceptible de se faire en moins de trois minutes lors des journées de fortes affluences ! La demande d’asile peut aussi ne pas être étudiée. Les explications fournies par le juge à l’intéressé divergent suivant les situations. Ainsi des magistrats mentionnent systématiquement aux demandeurs d’asile, auxquels ils viennent d’autoriser l’entrée sur le territoire, d’aller chercher un sauf-conduit nécessaire pour retirer un dossier de demande de statut de réfugié dans des délais raisonnables . En outre, dans certains cas, il ne sera rien dit sur la démarche à effectuer. Dans cette dernière situation, seule la présence de bénévoles de la Croix Rouge à ces audiences permet de palier de temps en temps cette difficulté. Si ce n’est le cas, des personnes sont ainsi amenées à affronter une ville qu’ils ne connaissent pas et peuvent être sujets à des filières de travail clandestin, voire à des réseaux de prostitution.
Ainsi la frontière est devenue un moyen privilégié pour endiguer le flux des migrants des « pays du sud », sur laquelle des réseaux associatifs de défense des étrangers développent leurs actions afin de favoriser des conditions d’accueil dignes de ce nom.
Présentation et difficultés méthodologiques
L’importance d’Athènes peut se mesurer grâce à quelques éléments chiffrés donnés par les autorités du pays. L’Institut National de la Statistique (ESYE) donnait en 1998 66% des Albanais en Attique mais, à cette époque, les chiffres ne présentaient pas une grande fiabilité et il a fallu attendre le début des campagnes de régularisation pour avoir une image plus fiable de cette répartition et de la place qu’y occupe la capitale.
Les étrangers présents sur le territoire grec n’en restent pas à leur première installation et nombreux sont ceux qui changent de lieux de travail et de vie en Grèce. Ces mobilités de rang 2 ont leur importance dans l’espace migratoire. La capitale s’y inscrit de manière inéluctable tant son rayonnement concerne l’ensemble de l’espace grec. Cet exemple vise à illustrer comment la statistique et les enquêtes de terrains permettent d’accéder à des résultats en apparence opposés mais en fait complémentaires.
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997
100% 92,86% 96,90% 92,60% 92,20% 91,50% 90% 89,01%
Source : EYSE
Ce travail en cours m’a montré à plusieurs reprises l’intérêt de la statistique mais aussi ses nombreuses limites. Cette constatation m’a poussé vers une nécessaire auto-production des informations par le biais du dépouillement des demandes de régularisation, par la constitution d’une base de données les concernant et par la pratique d’enquêtes réduites à des terrains bien circonscrits. Dans ce dernier cas, les informations recueillies par entretiens libres ou semi-dirigés permettent d’accéder à des éléments de la plus haute importance, mettant en lumière la complexité des rapports entretenus entre les communautés immigrées et l’espace du pays d’accueil.
Étant dans la phase d’élaboration de mon sujet de thèse et d’évaluation de sa faisabilité, mon intervention à la Session d’Etudes Doctorales n’a pas eu pour objectif de proposer des idées ou des outils de recherche déjà construits, ni d’argumenter quelques résultats. Il s’est agi de présenter les concepts et les lieux qui forment les fils conducteurs de ma recherche.
Mon mémoire de DEA, intitulé “ Les enfants travaillant dans les rues d’Istanbul, leurs espaces et leurs familles : une des faces de la pauvreté urbaine ”, a porté sur une population issue d’une migration interne récente et forcée provenant des régions d’Anatolie de l’est et du sud-est. Cette population habite un quartier dégradé du centre-ville stambouliote, le quartier de Tarlabasi, près de l’avenue commerçante d’Istiklal et de la grande place de Taksim. Par le biais d’une d’étude sur les enfants vendeurs ambulants, l’accent a été mis sur les stratégies de survie mises en œuvre par cette population. J’ai pris en compte tant les aspects familiaux que professionnels, mis en perspectives avec la particularité du lieu de travail. L’objectif de cette recherche a été d’appréhender les conditions de vie de cette population en se focalisant sur la manifestation la plus explicite de leur pauvreté : le travail des enfants dans la rue.
L’étude des conditions de vie de ces familles a permis de souligner l’importance d’un phénomène récent en Turquie : l’influence sur les migrations des conflits armés dans les régions de l’est et du sud-est du pays qui ont pris l’ampleur à partir du milieu des années 1980. Ce phénomène a entraîné un flux migratoire, tandis qu’à partir de 1993, le nombre des personnes déplacées de façon “ forcée ” a fortement augmenté. Le déplacement forcé renvoie à plusieurs processus qui incluent la déportation et/ou l’incendie de villages par l’armée ou par le PKK, et la désertion des villages par leurs habitants pour des raisons de sécurité et/ou économiques (Çetin, 1999 : 4-5). Faute de chiffres exacts sur l’ampleur de ce phénomène, les estimations varient : “ Le politicien kurde, Murat Bozlak évalue le nombre des personnes ayant dû migrer dans les régions de l’est et du sud-est entre 2,5-3 millions ” (Kirisçi–Winrow, 1997 : 139). Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) précise que les chiffres varient considérablement en raison des difficultés à discerner les déplacements volontaires et forcés. Dans son rapport publié en 1997 sur la situation des réfugiés dans le monde, le HCR estime le nombre de ces déplacés entre 500 000 et 2 millions, précisant par ailleurs que les autorités turques, elles, mettent en avant le chiffre de 350 000 personnes (BMMYK, 1997 : 106).
La migration forcée est aujourd’hui un phénomène important pour appréhender les analyses urbaines en Turquie puisqu’elle diverge complètement des migrations précédentes. Elle ne peut, de ce fait, être décryptée avec les anciens outils d’analyse et nécessite l’élaboration de nouveaux concepts, résultats d’un nouveau regard adapté à cette nouvelle forme de migration. Il s’agit d’une migration mise en œuvre “ sans la moindre préparation institutionnelle, par un processus complètement informel, d’une façon forcée et sous la pression des conditions extraordinaires ” (Erder, 1997 : 151). Ce qui rend le déplacement forcé différent des autres formes de migrations connues jusqu’alors en Turquie est que les migrants en question n’ont, soit plus de village, soit aucun moyen d’y accéder ; en tout cas, la relation avec le village se trouve totalement brisée. En outre, le processus de la migration forcée ne concerne pas uniquement les membres économiquement actifs de la famille mais l’ensemble de celle-ci. De ce fait, les conditions d’adaptabilité au milieu urbain, tant par le logement que par l’emploi se trouvent anéanties. “ Le fait que tous les membres de la famille soient issus de la migration ensemble et simultanément supprime les potentiels d’une adaptation graduelle et flexible. Ces ménages caractérisés par des adultes non-qualifiés et un nombre élevé d’enfants peuvent difficilement rentrer dans les réseaux de relations basés sur la province de provenance, et par conséquent, ils sont poussés vers la solitude ” (Erder, 1995 : 118).
À partir de l’exemple du quartier de Tarlabasi, où une partie des familles kurdes issues de cette migration s’est installée, j’aurais pu étendre mes recherches à d’autres quartiers où se sont fixées des populations issues d’une migration forcée et comparer leurs modes d’installation, leur articulation aux marchés du logement et du travail en identifiant les caractéristiques qui les différencient des populations installées antérieurement. Cependant, une deuxième direction m’a semblé plus pertinente : réaliser une étude approfondie de l’histoire du quartier de Tarlabasi , par le biais d’une monographie. Les difficultés d’accès aux sources m’ont un temps fait hésiter mais, après discussions avec quelques chercheurs, j’ai été convaincue de la faisabilité de cette étude. Les questionnements et la méthodologie relatifs à cet axe de recherche sont ci-après présentés.
Avec les mouvements de modernisation dans l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, la sous-province de Beyoglu, à l’époque connue sous le nom de Péra, a évolué différemment de l’ancienne ville intra-muros. Cette dernière abritait la population musulmane, tandis que Péra était en majorité peuplé par une population non-musulmane : les Grecs, les Arméniens, les Juifs, les Levantins et les Musulmans aisés. Dans la rue centrale, la Grande Rue de Péra, aujourd’hui avenue Istiklal, les bâtiments comptaient 5-6 étages et ceux du quartier de Tarlabasi 2-3 étages. Péra représentait la facette “ moderne ” d’Istanbul, à la fois par le mode de vie de ses habitants et par ses bâtiments, dont la plupart portaient la signature d’architectes européens et restent considérés aujourd’hui comme faisant partie du patrimoine architectural du pays.
Depuis l’instauration de la République turque en 1923, la population non-musulmane du pays a connu une baisse considérable et le quartier de Beyoglu a, en conséquence, vu sa population changer. Ce changement s’est fait parallèlement au processus de “ turquification ” de l’Etat-nation , c’est-à-dire à une graduelle diminution du “ vieux fonds de la population non-musulmane ” (Yerasimos, 1997 : 204). Les événements essentiels de ce processus ont été, par ordre chronologique :
– l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie de 1923-24 après la Première Guerre mondiale et la Guerre d’Indépendance turque ; même si la population grecque stambouliote en a été officiellement exclue, il y a eu de nombreux départs.
– l’Impôt sur la Propriété pratiqué sur une courte période, à partir de 1942, et ciblant essentiellement les propriétés des non-musulmans, surtout ceux d’Istanbul ;
– la création de l’Etat d’Israël et l’émigration d’une grande partie de la population juive vers ce pays ;
– le pillage des magasins et propriétés grecs, organisé en septembre 1955 suite à une provocation des groupes nationalistes turcs ;
– la déportation des personnes ayant la nationalité grecque en 1964.
En ce qui concerne les quartiers à Beyoglu, Tarlabasi compris, un autre fait est aussi important que ces événements : le déplacement des classes aisées vers d’autres quartiers d’Istanbul, surtout vers le nord. Le quartier de Tarlabasi est aujourd’hui en déclin : la valeur locative est faible et plusieurs bâtiments sont en ruine. Ces caractéristiques rendent le quartier attractif pour les couches économiquement les plus faibles de la société et il constitue généralement le premier lieu d’habitation pour les nouveaux immigrés avant qu’ils ne trouvent le moyen de déménager dans un autre quartier. Parmi ces couches pauvres, on peut citer : les personnes issues de la migration forcée (les Kurdes mais aussi les Syriaques et les Arabes) ; les non-musulmans originaires du quartier qui n’ont pu le quitter ; les populations issues des migrations internes antérieures qui n’ont pu déménager ; les Tsiganes, les migrants d’Afrique noire en attente d’un passage vers les pays européens ; les prostituées et les travestis. A contrario, d’autres parties de Beyoglu, et notamment Cihangir, Çukurcuma, Galata et les environs de la rue piétonne d’Istiklal témoignent d’un processus de gentrification.
Il importe de mettre l’accent sur la transformation du quartier de Tarlabasi suite aux événements mentionnés et, plus explicitement, sur les processus de changements de propriétaires. À ce sujet, Stéphane Yerasimos nous dit que suite aux événements de 1955 “ la propriété immobilière des émigrés grecs, souvent bloquée, se trouve occupée par de nouveaux migrants, transformant rapidement le quartier ” (1997, 204).
Comment le quartier de Tarlabasi s’est-il transformé en un quartier de slum ? Les éléments de réponse doivent principalement être cherchés dans l’histoire des changements de propriétaires de ce patrimoine urbain. Quel est le parcours suivi par les titres de propriété, par quels processus les propriétaires originels ont-ils cessé de l’être? Un autre point important est que ces propriétaires originels ont dû abandonner ou vendre leur propriété à un prix plus bas que leur valeur et qu’encore aujourd’hui, on peut trouver dans le quartier de nombreux bâtiments vacants ou récemment occupés de manière illégale, tandis qu’une grande partie du parc immobilier est en ruine. Afin de mieux esquisser les transformations démographiques du quartier depuis un siècle environ et de dégager ainsi l’histoire sociale du quartier, j’entends réaliser une analyse des registres de titres de propriété de l’arrondissement de Beyoglu. Cette approche méthodologique présente de nombreuses difficultés liées à l’accession aux titres de propriétés. La recherche réalisée par Ayhan Aktar relative à l’impôt sur la propriété en souligne toutefois la pertinence. Ayhan Aktar a analysé le transfert de richesses de mains de non-musulmans à mains de musulmans, devenus ainsi une classe de commerçants ne constituant pas une menace contre l’administration de la République. Ceci semble précisément être le cas pour Beyoglu, sans que les propriétaires originels aient été rétribués à hauteur de la valeur réelle des propriétés. En analysant le changement de propriétaires, il sera possible de suivre le mouvement des populations.
En outre, l’analyse des titres de propriétés peut être complétée par la collecte d’histoires orales et de récits de vie fournis par d’anciens habitants du quartier, qu’ils y résident encore ou non.
Seront ensuite explorés les aspects concernant le tissu social actuel du quartier. Dans le cadre de mon mémoire de DEA j’ai analysé une partie de ce tissu, à savoir les familles kurdes installées au cours de la dernière décennie suite aux conflits dans leur village d’origine en Anatolie du sud-est. Cependant, le quartier abrite une population très hétérogène. On peut avancer l’idée que ce quartier a eu tendance à être un premier lieu d’habitation pour des populations à revenus faibles avant qu’elles trouvent les moyens de se déplacer ailleurs dans la ville. Sa population est donc constamment renouvelée.
À partir de ce point, je chercherai à répondre aux questions suivantes :
– Quelle est l’influence de la migration interne sur la structure de la population du quartier ?
– Quelles sont les spécificités du parc immobilier du quartier qui le rendent accessible aux populations pauvres ?
– Quelles sont les activités économiques dans le quartier ; quelle est la part du secteur informel ?
Je compte mener un travail de terrain auprès d’un nombre limité de familles habitant actuellement Tarlabasi, en m’appuyant sur la méthode de l’observation participante nourrie d’entretiens.
En bref, Tarlabasi est un quartier structuré par les émigrations et les immigrations. Au cours des différentes périodes, divers groupes ethniques s’y sont installés, transformant le quartier. Mon objectif est de saisir la nature de ces transformations en étudiant les registres de propriété et d’esquisser une carte sociale du quartier au fil de l’histoire.
De nombreuses critiques constructives ont été formulées au cours de cette école doctorale. Elles m’ont ouvert de nouvelles pistes de réflexion. La discussion a porté sur deux points essentiels : premièrement, la nécessité d’établir une approche comparative ; deuxièmement, la prise en compte du concept d’“ étranger de l’intérieur ” développé par Lamia Missaoui . Les participants ont donné des exemples d’autres villes du bassin méditerranéen, dont certains quartiers ont vécu un destin similaire à celui constituant mon objet d’étude. Il pourrait être possible de tracer les traits de la “ taudification ” de ces quartiers en passant par leur processus de transformation démographique. L’exemple de Jérusalem est notamment intéressant et m’incite à porter un regard croisé. Le deuxième point, la notion d’“ étranger de l’intérieur ”, permet de suivre le processus de construction des étrangers de l’intérieur à partir des communautés minoritaires à la fois dans les dernières décennies de l’Empire ottoman, et dans la République turque. Cette notion pourrait également permettre d’élucider les comportements actuels de la République vis-à-vis de ses minorités.
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