La ville où l’on franchit le Tigre

La ville où l’on franchit le Tigre

Par Martine Assénat et Antoine Pérez

Ad Tygrem, devant le Tigre. C’est sous cette nomenclature qu’apparaît, sur la Table de Peutinger, si l’on suit la plupart de ses commentateurs, la ville d’Amida, qui signale significativement cette étape comme un point majeur de franchissement du Tigre. On s’étonne de ce que le nom même d’Amida n’apparaisse pas sur le document. Ce point pourrait trouver une explication dans le fait que le pont permettant de franchir le fleuve était peut-être situé  à quelques 3 km en aval de la ville.

Un mot sur ce document : il se présente sous la forme d’une bande de 6,82 m sur 0,34 m constituée du 11 parchemins cousus (un douzième est perdu). On comprend que cette disposition matérielle interdit d’y voir une carte du monde connu à proprement parler. C’est en fait un document itinéraire. Il est la copie médiévale (XIIIe s.) d’une source du IVe s. elle-même dépendante d’éléments plus anciens parmi lesquels seraient la fameuse carte d’Agrippa  affichée à Rome sous la Porticus Vipsania par le gendre de l’Empereur Auguste, ou encore une cartographie des étapes du Cursus Publicus, la poste romaine. L’Itinéraire, tel qu’il nous est parvenu, est en tous cas le résultat d’une complexe stratification de documents appartenant à diverses époques. Il consigne les principaux itinéraires de l’Empire, quelques 200 000 km de routes sont représentés dans une cartographie sommaire écrasée en latitude – du fait de la disposition en bande de la Table – qui, sans ignorer la réalité topographique – villes, fleuves, forêts, mer, chaînes de montagnes – subordonne toutes les informations à la logique que commande la succession des étapes d’un voyage.  L’inde avec le Gange, le Sri Lanka (Insula Taprobane), la Chine apparaissent également aux côtés de la totalité de monde romain.

C’est une route éminente et déjà ancienne que la Table déroule. Le franchissement du Tigre, cet endroit précis, n’est en effet pas anodin : Amida fut de tout temps un point de passage obligé sur le faisceau de routes conduisant de la Mésopotamie et de l’Est iranien jusqu’au coeur de l’Anatolie, par-delà les passes du Taurus. Cela s’explique aisément par la position privilégiée du haut-plateau de Diyarbakır : d’est en ouest, entre Tigre et Euphrate, il forme la dernière étendue plane de la Haute- Mésopotamie. Au sud, une trouée entre la chaîne du Tur ‘Abdin et le massif volcanique du Karadja Dağ constitue le débouché principal vers le monde de la steppe, puis du désert syrien. Au nord, dans le Taurus, les gorges du Tigre à la passe d’Arghana Maden (Corvilu) commandent l’entrée dans l’Asie Mineure et l’Arménie occidentale pour qui vient de Mésopotamie ou de l’Orient lointain.

 Une telle situation explique que la cité constitua une étape majeure de la Voie Royale qui reliait, sous les Achéménides, la Perse à la mer Égée. Vue par Hérodote (Histoire, V, 49-53) comme allant  «de la mer jusqu’au Roi », la route fut construite par Darius Ier pour relier Sardes à Suse. La plupart des spécialistes la font passer à Amida, soit qu’elle ait franchi là le Tigre, venant de l’est, soit qu’elle soit venue de la Haute-Mésopotamie (Nisibe) et des monts du Masios[1]. Un peu plus tard, à l’époque hellénistique, le géographe Eratosthène en fait, au témoignage de Strabon (Géographie, XIV, 19, 2, 29), l’axe principal menant en droite ligne vers l’Inde, à partir de Tomisa de Sophène, un peu en amont d’Amida.

Durant l’époque hellénistique[2], cette route stratégique continua d’être utilisée : elle constitua l’axe triomphal que le roi Antiochos IV Epiphane emprunta pour mettre à la raison les dirigeants arméniens séditieux, en 164 av. J.-C. C’est à cette occasion que le roi gratifia peut-être Amida du titre honorifique d’Epiphaneia[3].  La route fut ensuite empruntée par l’armée de Lucullus durant les guerres mithridatiques, à la fin de la République romaine.  En 69 av. J.-C. venant de Sophène, ce dernier traverse le Tigre à Amida pour faire le siège de Tigranocerte, la nouvelle capitale du souverain éponyme, auprès de qui s’était réfugié le roi du Pont. Plutarque (Vie de Lucullus, 24, 6) évoque la traversée du Tigre et l’invasion de l’Arménie, après la traversée de la Sophène, d’où le général montre à ses soldats « (…) le Taurus, dans le lointain » : de l’avis général, le point de passage du fleuve ne peut être qu’Amida[4].

Pont-TigreLa route, qui se divise après le franchissement du Tigre, tint lieu, enfin, de boulevard – évidemment dans l’autre sens – pour la première invasion occidentale des Perses sassanides après l’agression de Nisibe en 230 apr. J.-C.  On ne s’étonnera donc pas que la Table de Peutinger en atteste la remarquable pérennité jusque sous l’Empire tardif, entre Mélitène et Amida : c’est que le contrôle de cet axe de pénétration majeur vers l’Arménie occidentale (Sophène), et au-delà, vers la Cappadoce romaine, participait de la prévention des éventuels raids iraniens en même temps qu’il rapprochait les provinces orientales de l’Asie Mineure : c’est ce qui explique tout-à-la fois la fortune d’Amida et la pérennité de son pont. Lorsqu’en 359 ap. J.-C., la résistance acharnée des Amidéens devant Sapor II conduisit la guerre jusqu’aux bords de l’automne, elle contraignit le Shah à différer l’invasion générale des provinces anatoliennes que, immanquablement, la perte d’Amida aurait précipité.

La position Ad Tygrem a donc fait d’Amida un verrou de l’Empire romain face aux ambitions iraniennes.  Amida est la ville du fleuve, son dernier amont et son premier aval ; à la traversée commande sa citadelle. C’est peut-être ce rôle éminent, qu’elle conservera jusqu’à la conquête arabe, qui explique que la Table de Peutinger ne la mentionne pas sous son nom de Cité, mais justement par cette particularité géographique et stratégique : la ville où l’on franchit le Tigre.

Illustrations : Table de Peutinger, détail (d’après l’éd. de C. Miller, Pars XIII, Seg.
XI [1887-1888]) / Vallée du Tigre vue depuis la citadelle.
 


1 – M.-L. Chaumont, « L’Arménie et la Route Royale des Perses », Revue des Études Arméniennes, 20, 1986-1987, pp. 287-307, avec un rappel des principales hypothèses. Mme Chaumont propose en dernier lieu (p. 307, fig. 9) deux itinéraires se rejoignant à Amida pour traverser le Taurus et gagner Kharpout en Sophène arménienne, puis Mélitène en Cappadoce.

2 – H. Waldmann, dans TAVO, B, V, 5.

3 – M. Assénat et A. Pérez, Anatolia Antiqua, XXI, pp.159-166.

4 – J. Wagner, dans TAVO, B,V, 7.