Réinterroger le quartier à partir d’Istanbul en proie aux transformations
Axe de recherche sous la responsabilité de Cilia Martin, Jean-François Pérouse et Mina Saïdi

Argumentaire
On peut dire sans abus que l’Observatoire urbain d’Istanbul de l’IFEA, fondé en 1989, a déjà une tradition d’études de quartier assidues à cette échelle. Bref, le biais de facto retenu pour l’approche métropolitaine était la tendance à entrer par le quartier, rompant avec la vision orientaliste du quartier inhérente au modèle dit de « ville orientale » (Raymond, 1995). Les présidents et le président de l’association des maires du district d’Istanbul, qui ont été les premiers interlocuteurs de l’IOHE lors des visites de la ville, ont été l’un des premiers invités du séminaire YES 2000-2001. Tout se passe comme si l’immensité métropolitaine, difficile à atteindre dans son ensemble, ne pouvait être appréhendée qu’à travers ces unités de vie, de perception, de définition et de gestion que sont les quartiers.
Le territoire a donc été et continue d’être un prisme d’analyse, mais aussi un catalyseur d’interdisciplinarité, comme ce fut le cas avec le séminaire organisé à l’IFEA en 2000 par des historiens, anthropologues, sociologues, géographes, architectes et urbanistes sous l’impulsion d’Işık Tamdoğan
Contexte
Au début des années 2010, le contexte métropolitain – et l’échelle mondiale de l’ivresse de référence qui s’emparait des conseillers municipaux – semblaient remettre en cause le comté en tant qu’unité administrative et politique de gouvernement. On assiste ainsi à une enquête de quartier qui requiert à la fois des pratiques de mobilité des ménages (une étude récente montre que les Istanbuliens changent de résidence en moyenne tous les deux ans et demi), la puissance des réseaux, et la sociabilité en réseau (plutôt que physiquement déployée). proximité) et surtout les politiques de transformation urbaine (tournant urbain) dont Istanbul est victime. L’attente annoncée que la moitié des bâtiments métropolitains soient rénovés d’ici vingt ans donne la mesure de la confusion. Cependant, cette politique prioritaire est gérée par le centre politique – le Premier ministre, le Conseil des ministres et le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme, au mépris total des collectivités locales, y compris le chef de quartier (muhtar) dont le président est élu au suffrage universel tous les an. Cinq ans. Le régime dominant de transformation se déploie dans le déni du local. Cela semble être une des conditions de son efficacité, la concertation sur les objectifs quantitatifs des promoteurs de cette politique étant perçue comme une perte de temps. En 2008, la simplification radicale du maillage des préfectures a conduit à la suppression sans appel de nombreuses préfectures dont certaines avaient pourtant une très longue histoire, notamment dans les quartiers centraux. Certains parlent même de l’élimination complète de la région comme le plus petit niveau de gouvernement local, au moins dans les grandes zones métropolitaines.
Dans ce contexte, le quartier comme unité de vie – voire comme communauté imaginaire – connaît un réinvestissement que l’on peut qualifier de compensatoire. En pertinence politique et dans le contexte de la vie quotidienne, ce qui a été perdu pour les populations travaillant loin de leur lieu de résidence semble redevenir une communauté d’émotions rêvée. Le principal réinvestissement émotionnel à l’œuvre à Istanbul est le résultat de milieux conservateurs qui tendent à glorifier le quartier comme unité sociale, humaine, la préservation des « vraies valeurs nationales » et la base de la résistance à l’atomisation et à la modernisation. Dans cette vision, le quartier est une unité équilibrée, jeunes et vieux, riches et pauvres, homme et femme, hommes et animaux, scientifiques et un ensemble de régulations « naturelles » protégées et figées. Sans parler du nombre de publications nostalgiques (Bayramoğlu Alada, 2008), de séries télévisées ou d’articles de presse (journaux ou magazines) louant les naïfs, les figures d’autorité immuables et les institutions symboliques (mosquée, école, épicerie, etc.) charme des quartiers ottomans d’autrefois. Cette nostalgie du quartier est à la fois une reconstruction idéalisée du passé et l’expression d’un conservatisme politique et moral. Le projet conservateur du Parti de la justice et du développement (AKP) comprend le réinvestissement physique des quartiers à travers des actions locales développées pour les femmes, les enfants et les personnes âgées, et de nouvelles institutions telles que médecin de famille, imam de famille et manoir local. maison de ville). Cette dernière institution, qui intervient dans la mairie locale, tire sa légitimité non pas du suffrage universel comme celui-ci, mais du parti qui en a fait un vecteur de son influence et de son contrôle social local. vie.
(Ré)investissements
L’économie immobilière n’est pas en reste dans ce réveil. Elle s’est aussi emparée de cette nostalgie, en commercialisant la référence au « quartier traditionnel » et à ses supposées incomparables valeurs d’urbanité, dans une reformulation opportuniste du principe « small is beautifulnbsp;». Cela conduit parfois les promoteurs, tout comme les concepteurs de centres commerciaux d’ailleurs, à produire des pastiches de quartier ressemblant à de mauvais décors de série télévisée. L’ouverture fin 2012 dans un centre commercial très chic de tout un étage dénommé «nbsp;Quartier/Mahalle » semble confirmer cet usage croissant de la référence décontextualisée au quartier par l’économie urbaine de la consommation. Le petit commerçant de quartier, atrophié par le développement des centres commerciaux, est récupéré comme simple icône « hors sol », dans le cadre de ces mêmes centres.
Parallèlement un réinvestissement politique peut s’opérer selon d’autres modalités, comme celui enregistré après le tremblement de terre d’août 1999 où certains habitants d’Istanbul ont réalisé que face aux risques sismiques seule une organisation à l’échelle locale était réellement efficace. Il en est résulté un regain du phénomène associatif à l’échelle des quartiers, par réactivation d’associations récentes ou créations ex-nihilo. Les luttes écologistes et les mobilisations contre la transformation urbaine ont aussi pour effet de réactiver le quartier en tant qu’échelle et cadre de contestation, comme on l’a vu dès 1994 à Arnavutköy – contre, déjà !, un tracé de troisième pont routier sur le Bosphore -, et dans des dizaines de quartiers désormais dressés contre la perspective d’une destruction, d’une éviction et de déplacements forcés. En ce sens, la transformation urbaine peut participer, dans certaines conditions, à la recristallisation d’une conscience de quartier, comme on l’a vu à la suite de la révolte du parc de Gezi de juin 2013.
Certaines organisations de gauche radicale, à l’instar des « Maisons du Peuple » (Halkevleri) participent aussi au réinvestissement politique du quartier, à la fois au niveau symbolique – en exaltant la mémoire des mouvements révolutionnaires dans les quartiers au cours des années 1970 (Aslan, 2004) – et au niveau pratique, en implantant des associations de quartier, en favorisant les mobilisations à cet échelon, voire en noyautant certaines mairies de quartier (Yıldız, 2013). Suivant l’invitation du sociologue Ali Şimşek (2008), la gauche turque semble redécouvrir cette unité sociale concrète.
Le quartier à Istanbul, dans ce contexte contradictoire et stimulant, n’est donc pas un objet d’étude obsolèteque la recherche aurait épuisé. Sa polymorphie et les formes d’investissement qu’il polarise encore en font un analyseur inépuisable des dynamiques urbaines. Pour l’étude des populations captives – par l’âge, le sexe, la langue, un handicap physique ou la position socio-économique – l’entrée par le quartier paraît particulièrement adaptée et même indispensable. C’est comme si, à l’heure des mobilités et des mises en réseau démultipliées pour certains, le quartier ne restait une réalité que pour les plus démunis et les plus invisibles. Ne serait-ce qu’à ce titre, il mérite la plus haute attention.
Bibliographie
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- Bayramoğlu Alada A. (2008), Osmanlı Şehrinde Mahalle [le quartier dans la ville ottomane], İstanbul: Sümer.
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- Yıldız E. & Oda Projesi (2013), Kendi sesinden Gülensu-Gülsuyu [Gülensu-Gülsuyu, de l’intérieur], Ankara, Nota Bene.