«Les bonnes manières et le bien danser. La transmission d’une éthique au sein du milieu folklorique de Tire (Turquie)»
Lydia Zeghmar
Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense)
Directeur de thèse : Michael Houseman
A partir d’une enquête ethnographique de longue durée à Tire, une ville moyenne située dans la province d’Izmir dans la région égéenne en Turquie, cette recherche doctorale s’attache à la description et à l’analyse des initiatives locales – associatives, institutionnelles voire individuelles – dans le champ de la promotion du répertoire musico-chorégraphique zeybek. Ce travail s’attache tout particulièrement au champ de la danse. En effet, historiquement, la danse folklorique s’est avéré une activité particulièrement efficace dans le façonnement et la production d’un sujet national. Toutefois, je m’intéresserai moins à la danse en elle-même qu’à la connexion que cette pratique médiatise entre formes sociales et expériences sensibles. En effet, un précédent travail d’enquête au sein d’une association de folklore d’Ankara a révélé à quel point, dans les cercles sociaux du folklore, sont valorisées des dispositions affectives et des normes de comportements qui se rapportent à une certaine représentation de la communauté nationale. J’ai pu montrer que les activités de transmission de répertoires musicaux et chorégraphiques folkloriques consistent moins en la transmission de techniques musicales ou de figures dansées, qu’en l’acquisition d’une « manière d’être » ou « conduite d’existence ». Cette éthique se manifeste par un usage appuyé des civilités et la culture d’un répertoire d’attitudes – courtoisie, déférence, discipline, intimité réservée, maîtrise des émotions et tempérance – qui organisent les sociabilités et définissent au sein de ce milieu folklorique la « bonne » façon d’être Turc. Néanmoins, la question se pose de savoir si la référence à l’identité nationale est la seule manière d’interpréter ce mode de socialité?
Dans l’objectif d’identifier plus précisément la socialité particulière que ces activités patrimoniales contribuent à médiatiser, l’hypothèse qui guidera la présente étude est que l’efficacité des pratiques folkloriques procède non pas seulement de la transmission de techniques fondées sur des représentations iconiques de la culture nationale mais surtout de la mise en oeuvre des conditions sociales et sensibles d’une expérience originale. Je serai particulièrement attentive aux corrélations entre formes chorégraphiques et civilités. Ces deux répertoires de gestes peuvent-ils être envisagés comme des pratiques d’attention envers soi et envers l’autre, qui fabriquent une socialité d’une qualité particulière?
Le choix de la localité de Tire offre une richesse particulière pour interroger les enjeux contemporains de la formation du citoyen national turc. En effet, la région égéenne est réputée pour un brassage ethnique et culturel très riche, lié notamment à la présence historique de communautés héllénophones et balkaniques. Dans les discours vernaculaires, cette pluralité est au premier abord un motif de fierté. Pourtant, l’atmosphère multiculturelle de la région fut largement éprouvée par une histoire traumatique liée à la construction nationale (notamment les « échanges de populations » entre Grèce et Turquie de 1923). Ce passé, encore très sensible, fait du territoire égéen un terrain d’enquête particulièrement fertile pour questionner la définition d’une culture nationale en Turquie contemporaine. De plus, la province d’Izmir est représentative de la complexité de l’articulation entre un régionalisme fort et l’effort d’homogénéisation culturelle qui se poursuit à travers l’entretien d’une culture folklorique nationale. La culture populaire égéenne est imprégnée de la figure mythique du efe, qui apparaît au premier abord comme l’archétype du bandit social héroïque, à la fois insoumis et patriote. Nombre de danseurs de la région semblent habités par cet imaginaire héroïque qu’ils rendent perceptible par une rhétorique gestuelle de l’honneur, dans la danse comme dans leur vie ordinaire.
En s’imprégnant de l’univers socio-culturel des acteurs du domaine folklorique à Tire et ses environs, je s’efforce d’interroger comment des initiatives culturelles multiples dans le domaine du folklore turc participent au façonnement d’un pattern de socialité spécifique et à la formulation de récits collectifs qui se recomposent en fonction des contextes politiques. Il s’agira aussi de faire apparaître comment un réseau d’individus qui se construit à travers la pratique de la danse et de la musique folkloriques s’inscrit dans la vie publique avec, d’une part, des impératifs d’action locale, et d’autre part, des affinités éthiques et politiques. Dans quelle mesure se perçoivent-ils comme des individus embrassant des goûts, des valeurs, voire une orientation politique communes?
À terme, cette recherche propose de parvenir à une description satisfaisante des modalités selon lesquelles différents modes d’expérimentation d’une culture folklorique nationale en Turquie contemporaine peuvent être des moyens de production du social. Et, plus encore que des contenus – figures dansées, artefacts, costumes – n’est-ce pas surtout une manière d’être qui se transmet à travers ces activités?