Contexte
La Turquie est un pays directement voisin de la Syrie (avec 900 km de frontières terrestres communes) et une pièce importante dans le dispositif d’intervention en Syrie. Traversé dans les deux sens par les djihadistes européens, c’est aussi un pays émetteur de djihadistes vers la Syrie. C’est enfin une tête de pont d’une diaspora turque importante en Europe occidentale qui constitue une des variantes de l’islam européen (on compte 4,5 millions de Turcs en Europe occidentale, dont plus de la moitié a acquis une nationalité européenne). La Turquie est donc un pays clé pour la compréhension des phénomènes de violence aveugle en rapport avec la situation en Syrie et en(et, au-delà, dans le « monde musulman ») qui ont touché l’Europe et le monde en 2015. Pour des raisons à la fois de poids démographique, de situation régionale et d’influence dans l’ensemble du « monde musulman », les opinions et représentations en Turquie ont une valeur révélatrice et même heuristique pour une compréhension plus large du développement des schèmes d’interprétation radicaux susceptibles de générer ou tout du moins d’accompagner des processus d’engagement et de radicalisation.
Après les différents attentats survenus en France en 2015, au-delà des réactions officielles convenues ou des réactions sincères de certains groupes sociaux et individus, on a pu constater dans l’opinion turque – du sommet de l’Etat aux milieux les plus modestes – comme une tolérance, si ce n’est une forme de compréhension, vis-à-vis des motivations supposées des auteurs de ceux-ci. Certaines convergences étranges d’un extrême à l’autre du spectre idéologique, dans la réception de ces événements, traduisent des affinités à la fois dans les modes de représentation de la situation contemporaine et les modes de positionnement face à celle-ci. Or ces modes de représentation sont les arrière-plans agissant des comportements, jusqu’aux plus extrêmes d’entre eux. La comparaison des réactions émises en Turquie face aux attentats commis en France et face aux autres attentats commis dans l’année en Afrique sub-saharienne ou dans des pays arabes au nom du djihadisme est nécessaire pour permettre d’approfondir et de mieux qualifier le rapport entre un nous diversement défini et des autres diversement caractérisés.
Le projet
Étant donnés à la fois la situation de pont et le positionnement complexe de la Turquie face aux conflits syriens, la description et l’analyse des réactions turques plurielles vis-à-vis d’attentats en contextes différents nous paraît utile pour contextualiser les comportements radicaux et extrêmes et déceler les visions du monde contemporain susceptibles de déterminer, nourrir, et/ou banaliser des engagements extrêmes.
Le projet soumis par l’USR3131, propose ainsi d’analyser les réactions turques aux attentats commis en 2015 dans le monde et de voir dans quelle mesure ces réactions révèlent des conceptions variables du monde contemporain, du conflit en Syrie et du rôle de la Turquie et de ses alliés occidentaux face aux phénomènes extrêmes. Ainsi, il nous renseignera d’abord sur les représentations telles qu’elles se structurent et se développent aujourd’hui en Turquie, mais aux vues de la place occupée par la Turquie dans des réseaux circulatoires très différents, il nous renseignera également sur les schèmes d’interprétation – pouvant nourrir des radicalisations – qui circulent entre le Moyen Orient et l’Europe, voire l’Afrique.
L’objectif est à la fois de donner une idée de l’étendue du spectre des réactions ambiguës et de voir comment la stupeur du monde occidental n’est pas nécessairement partagée, même dans des milieux que l’on croirait « acquis ». Suivant les cas, de la réaction d’empathie, à la réaction qui semble trouver des excuses, voire des raisons positives aux auteurs de l’attentat, en passant par la réaction ambivalente « molle », il existe toute une gradation. Il s’agira d’identifier en priorité la gamme des réactions les plus dissonantes, de voir quels groupes sociaux et quels terreaux elles touchent, de déceler sur quelles argumentations elles reposent et comment elles peuvent circuler entre la Turquie et les communautés turques et/ou musulmanes d’Europe, les communautés syriennes en Syrie, en Turquie et en Europe, et les djihadistes.
Méthodologie
Deux champs d’expression seront étudiés : la presse écrite (papier ou Internet) et les réseaux sociaux (Facebook et Twitter). L’analyse portera sur la couverture des attentats commis en France (7 janvier et 13 novembre 2015). Le corpus sélectionné qui comprendra des médias pro-gouvernementaux, kurdes, d’extrême gauche, d’extrême droite, nationalistes/souverainistes, conservateurs et islamistes, mais aussi des médias turcs en Europe, permettra de questionner les ambiguïtés de la réception des attentats. L’équipe travaillera sur 3 quotidiens publiés en Turquie, 1 quotidien turc publié en Europe et 2 comptes twitter ou Facebook.
L’analyse sera à la fois quantitative et qualitative et portera plus précisément sur la quinzaine suivant les attentats mentionnés ci-dessus. L’analyse quantitative permettra de repérer la fréquence de certaines occurrences et leur évolution, les auteurs/émetteurs des énoncés et la place qu’ils occupent dans les médias. L’analyse qualitative permettra d’étudier plus en finesse la terminologie des réactions ambiguës, les circulations de celles-ci, et la sociologie de leurs vecteurs, trois dimensions qui orienteront notre recherche. La recherche sera menée autour de 3 axes :
- Terminologie. Les réactions qui ne sont pas nécessairement des réactions claires de dénonciation se déploient sur plusieurs axes référentiels qu’il faudra d’abord repérer puis ordonner. Ainsi, par exemple, pour les références françaises, s’articulent de manière variable, la position de la France par rapport à la question palestinienne, au passé colonial français/européen, à la gestion française de l’immigration, aux politiques d’intégration « à la française », aux politiques urbaines dans les banlieues, à l’islamophobie… Il s’agira également de repérer quels autres types de références apparaissent dans les argumentaires relatifs aux autres attentats. Aussi les mots mobilisés retiendront particulièrement notre attention en tant qu’ils contribuent à dessiner un univers différencié de proximités/affinités comme de distances. Le recours à un logiciel d’analyse de données textuelles pourra éventuellement nous permettre de systématiser les références mobilisées ainsi que les comparaisons établies pour rendre compte des événements. L’analyse qualitative permettra également de comprendre comment relus et réinterprétés à l’aune des polarisations du champ politique et idéologique turc, du conflit régional, et de l’engagement ou expérience parfois directe des acteurs dans la guerre en Syrie, les événements radicaux extrême sont « domestiqués » et rapportés à des registres intérieurs mais aussi régionaux.
- Genèse, circulation, convergence : Au travers du repérage de la circulation de schèmes, on s’efforcera d’esquisser l’archéologie des discours « conciliants » vis-à-vis des attentats à références islamiques radicales. On examinera de même les circulations de ces argumentaires entre la Turquie et l’Europe comme entre la Turquie et le reste du « monde musulman ». Pour se faire, on s’intéressera d’abord aux références (sources, auteurs, courant de pensées, événements convoqués) éventuellement mobilisés dans les discours médiatiques. Par ailleurs, toute proportion gardée, les comparaisons des prises de positions dans les réseaux sociaux et la/les presses écrites en Turquie et hors de Turquie d’une part, entre la presse écrite et ce qui circule sur les médias sociaux, d’autre part, peut apporter un certain nombre d’éléments de réponse concernant l’articulation entre circulations et radicalisations.
- Sociologie : enfin, une attention sera portée à la sociologie des personnes et des réseaux qui se font les vecteurs et relais de ces argumentaires On s’intéressera à leur formation, leurs lieux d’expression privilégiés, leurs ancrages sociaux, professionnels et géographiques, leur connections régionales et internationales.
Résultats
l’objectif de cette recherche collective est de publier rapidement, dans le courant 2016 sous la forme d’une Dossier de l’IFEA on line, un rapport synthétique qui donne la mesure des réactions turques ambiguës aux attentats commis au nom du djihadisme dans le monde, et plus particulièrement aux événements de Paris, et propose des interprétations de celles-ci, en tant que révélatrices d’imaginaires concurrents et agissants de l’ordre du monde contemporain. La sortie du rapport sera l’occasion d’une conférence de restitution. L’insertion de l’IFEA dans des réseaux nationaux et internationaux de recherche mais aussi dans les réseaux diplomatiques assurera une diffusion large du rapport. Sur invitation, les résultats de la recherche pourront également être restitués à des publics variés.
L’équipe et ses atouts pour mener à bien la recherche : L’IFEA a les moyens intellectuels, humains et matériels de mener rapidement à bien ce projet.
Il dispose d’une série de travaux déjà publiés (dossier publié par l’IFEA sur les relations turco-syriennes, les nombreuses dipnot sur la violence en Syrie ou en partie originaire de Syrie) et recherches menées au sein de l’institution (sur les migrations de transit comme sur les migrations turques vers l’Europe, sur les mobilisations, en particulier dans les espaces kurdes) nécessaires à une analyse de qualité.
Il dispose d’une équipe plurinationale, pluridisciplinaire et pluri-statutaire, présente dans les murs de l’institut directement mobilisables dans le cadre d’un projet de recherche collectif, d’autant plus motivant qu’il touche à un vécu presque quotidien des différents chercheurs chacun engagé dans des recherches spécifiques. Le projet sera mené piloté par une équipe constituée de
- C. Scalbert-Yücel, responsable de l’OVIPOT, spécialiste de la question kurde et plus spécifiquement du champ éditorial et littéraire turc
- A. Corte Real, post doctorante EHESS/IFEA, responsable de l’ANR Transfaire, politiste, spécialiste des réseaux militaires turcs
- I. Gilles, responsable de l’édition électronique de l’IFEA, qui a développé une excellente connaissance de différents réseaux sociaux extrémistes et leurs nébuleuses
- C. Visier, en détachement à l’Université Galatasaray et chercheur associée à l’IFEA, politiste, spécialiste de la politique européenne de la Turquie.
- J-F. Pérouse, directeur de l’institut, spécialiste de la Turquie contemporaine, auteur de la Turquie en marche, éd. de La Martinière, 2004.
- O. Koch, enseignant-chercheur à l’Université de Galatasaray, en sciences de l’Information et de la Communication et en sociologie des médias. Spécialiste des médias et des transitions politiques.
- Trois doctorants turcs dont les recherches portent sur les médias et leur réception
Calendrier du déroulement de la recherche sur 8 mois
Mois 1 -2
- Constitution de l’équipe et définition du cahier des charges des stagiaires
- Constitution du corpus de recherche et des protocoles de questionnement
- Séminaire 1. (précision des objets de recherche de chacun ; mise au point d’une méthodologie commune d’analyse de contenu)
Mois 3-4
- Traitement et Analyse des corpus
- Séminaire 2. (repérage de la terminologie et des axes référentiels ; invitation d’un spécialiste des médias et des études de contenus)
Mois 5-6
- Analyse sociologique des émetteurs et repérage des phénomènes circulatoires
- Séminaire 3. (Invitation d’un spécialiste turc de l’opinion publique ; présentation des premiers résultats)
Mois 7-8
- Rédaction du dossier de l’IFEA
- Séminaire 4. Conférence de restitution. Présentation du dossier