Edmond Saussey. — C’est avec une profonde affliction que les maîtres et les amis d’Edmond Saussey ont appris sa disparition brutale et prématurée à l’âge de 38 ans. Né en 1899, à Sète, où il commença ses études secondaires, élève de l’Université de Montpellier, puis de la Sorbonne, il fut d’abord attiré vers les études classiques et après sa licence es lettres, obtint le diplôme d’études supérieures de grec. C’est alors qu’il se tourna vers l’orientalisme et aborda l’étude de l’arabe, du persan et du turc. A la Sorbonne, à la Faculté d’Alger, à l’École des Langues Orientales et au Collège de France, il fut l’élève de Gaudefroy- Demombynes, de Marçais, de Massignon, de Massé, de Jean Deny. Tous ces savants éminents s’accordèrent pour reconnaître les qualités de leur élève et pour l’encourager dans sa tâche ardue. Une mission à l’Institut du Caire, puis à l’École archéologique française de Jérusalem (*) mirent Saussey en contact direct avec les réalités de l’Orient. Un long séjour à l’Institut de Damas fit de lui un jeune maître, sagace et subtil, qui donna la mesure de sa science et de son talent dans une étude pénétrante de littérature comparée intitulée : Une adaptation arabe de Paul et Virginie, publiée dans les Mémoires de l’Institut de Damas (t. I, 1931, p. 49-80). Mais tout en poursuivant des recherches sur la langue et la littérature arabes, Saussey avait manifesté déjà une prédilection particulière pour les études turques et un premier travail : v Les mots turcs dans le dialecte arabe de Damas » avait paru en 1929, dans le tome I des Mélanges de l’Institut de Damas (p. 75-129). J’avais suivi avec un vif intérêt une carrière qui donnait les plus légitimes espérances et lors d’un séjour à Damas, je m’étais longuement entretenu avec Saussey, qui me confia son désir de se consacrer entièrement à l’étude de la langue et de la littérature turques. Aussi, lorsqu’on 1933 une place de membre fut devenue vacante à l’Institut de Stamboul, je proposai au Comité d’y nommer Saussey. 11 prit possession de son poste en avril 1933, et y demeura jusqu’en juin 1936.
Ce que fut son labeur durant ces trois années, les deux ouvrages qu’il a publiés dans nos « Études orientales » le disent éloquemment. Les Prosateurs turcs contemporains (1935) et la Littérature populaire turque (1936) attestent avant tout une connaissance solide et raisonnée de la langue turque. Les critiques, turcs ou étrangers, n’y ont relevé que des vétilles, quelques inexactitudes très pardonnables dans un tel ensemble de traductions. Tous les spécialistes compétents se sont accordés, par contre, pour reconnaître la valeur du travail et son importance comme élément véridique d’information
Mais les Français et ceux des Turcs qui
possèdent à fond notre, langue ont apprécié, en outre, la forme séduisante, le style clair, élégant et nuancé des traductions. Je puis témoigner de la conscience scrupuleuse avec laquelle Saussey, pendant de longs mois, poursuivit son labeur. Non seulement il entendait ne rien escamoter, ne rien déformer de la pensée de l’auteur, il voulait encore que transcrit du turc en français le texte gardât son caractère, sa couleur. Tous ceux qui se sont livrés à une telle besogne en connaissent la difficulté : ils conviendront sans peine que les traductions de Saussey ne sont pas, comme tant d’autres, des décalques laborieux, mais des interprétations à la fois sincères et sensibles où s’exprime jusque dans les moindres nuances le caractère des textes originaux. Mais là ne s’est point borné le rôle d’Edmond Saussey qui, dans l’introduction de ses Prosateurs turcs, a tracé un tableau d’ensemble de la littérature contemporaine. Avec ce souci constant de la forme dont tous ses travaux portent l’empreinte, il réussit, dans une synthèse harmonieuse, à mettre en pleine lumière les aspirations profondes de la Turquie moderne et à montrer dans quelles limites la production littéraire en était le reflet. Je ne veux point établir de comparaison entre l’œuvre de Saussey et les études du même ordre dues à des orientalistes étrangers, mais nul d’entre eux n’a pu se montrer plus objectif et plus impartial. Saussey appartenait à cette génération de jeunes hommes entrés dans la vie intellectuelle après la guerre, débarrassés de tous ces préjugés qui trop souvent ont obscurci le jugement de
leurs devanciers. Il débarqua à Stamboul sans idées préconçues, se perfectionna dans la connaissance de la langue, observa la vie et la transformation du pays avec intérêt d’abord, puis avec une sympathie raisonnée et croissante. Patiemment, il élabora son œuvre qui est avant tout une œuvre de bonne foi.
L’homme valait le savant. Marié jeune avec la femme de son choix, qui fut pour lui la compagne la plus dévouée et la plus affectueuse, père de trois enfants qu’il adorait, il trouvait à son foyer toutes les joies d’un époux et d’un père modèles. Il abandonnait alors cette froideur et cette réserve qui, à certains pouvaient paraître excessives. Mais ceux qui ont connu Saussey dans l’intimité et reçu ses confidences savent quelles étaient la délicatesse de son esprit, l’élévation de sa pensée. Dans la famille des orientalistes, sa mort sera cruellement ressentie et l’on regrettera sans doule que les circonstances n’aient point permis de lui confier un poste autre que celui de professeur au collège de Béthune. Il est certain, d’ailleurs, que dans un avenir très proche l’occasion se fût offerte de mieux utiliser ses connaissances et son talent. Pour ma part, je n’avais pas renoncé à revoir Saussey à Stamboul et à l’associera nouveau à nos travaux. J’avais déjà sollicité sa collaboration pour les prochaines conférences du Centre d’Études turques, et il me l’avait très généreusement accordée. Tous ici, nous garderons de ce bon compagnon, enlevé en pleine force, le souvenir fidèle et ému dû à l’un des pionniers de notre œuvre commune
Albert Gabriel, Nouvelles archéologiques, Année 1937, Volume 18.