Le programme de l’agence İstanbul 2010 du mois de juin annonce la tenue d’un “festival de musique et de culture” samedi 26 juin, avec à l’affiche le groupe allemand Alphaville. Nous décidons donc de sortir du centre d’İstanbul, pour nous aventurer jusqu’à Ümraniye, côté asiatique, où a lieu l’événement. Celui-ci présente l’originalité d’être jumelé avec un sosie allemand dans la Ruhr, à Duisburg. Des concerts ont lieu en même temps dans les deux villes et sont retransmis en direct de l’une à l’autre. İl s’agit donc d’un partenariat où sont réunies les deux capitales européennes de la culture. Mais c’est surtout le site qui retient notre attention. Les concerts ont lieu dans deux malls (vastes centres commerciaux intégrés), propriétés de Metro Group, un équivalent allemand de Carrefour, fraîchement débarqué en Turquie. Le nom du mall d’Ümraniye, “Meydan”, signifie “place”, à l’image de son architecture, qui dégage une large place qu’entourent les magasins. Le festival fournit l’occasion d’observer les stratégie de marketing territorial d’un mall récemment implanté, qui semble mettre à disposition des habitants un véritable espace public, sans pour autant perdre sa vocation commerciale. Meydan propose ainsi un espace public potentiel à la population d’Ümraniye, et se positionne du même coup comme un acteur majeur de la vie locale. L’événement observé, par son polymorphisme, permet de mieux cerner ce que peut être un espace public marchandisé.
L’originalité du centre commercial est de créer un espace public au sein du tissu urbain d’Ümraniye. Ouvert en août 2007, il s’insère dans le front de l’extension urbaine, dans une zone commerciale amorcée par un İKEA deux ans auparavant, et sur laquelle plusieurs tours sont en construction. L’habitat aux alentours est récent et encore en extension, à l’image des barres résidentielles neuves de l’autre côté du carrefour périphérique qui dessert la zone. Le réseau de transports en commun apparaît encore quelque peu défaillant, si j’en crois le trouble des passagers à qui j’ai demandé mon chemin, et qui ne semblaient pas toujours connaître le mall. L’aménagement semble plus être à l’initiative du secteur privé que véritablement encadré par des plans municipaux. Ainsi Meydan profite de l’absence de projets d’espaces publics pour investir ce créneau.
Le mall est un vaste complexe architectural de 70 000m2, regroupant plusieurs dizaines de magasins, restaurants et stands – qui ressemblent à ceux qu’on peut croiser dans les rues du centre d’İstanbul – autour d’un large place, largement occupée par un amphithéâtre en son centre et remontant en pente douce vers les enseignes. Des fontaînes, des bancs et des arbres jalonnent cet espace. Les passants débouchent soit du parking en sous-sol un peu comme dans un stade, soit directement depuis l’extérieur par des chemins entourés de verdure en passant par-dessus les bâtiments, soit par les larges portiques entre les magasins. L’accès sans entrave conforte le statut d’espace public du lieu, auxquels participent déjà les différents éléments cité ci-dessus, qui apparentent cet espace à une place et à un lieu de rassemblement. Néanmoins la vigilance du service de sécurité (particulièrement fourni) et l’interdiction de prendre des photos nous rappellent assez vite le caractère privé du lieu.
La direction du mall devient ainsi un acteur majeur de la vie locale. İl prend l’initiative dans l’aménagement urbain en créant les espace urbains manquants au tissu récent et en extension rapide d’Ümraniye. Ces espaces correspondent également à des activités propres, où loisirs et shopping sont associés. Le cas le plus visible est celui des manèges installés sur la place, ce à quoi s’ajoute la tenue fréquente d’événements comme le festival, qui transforment le centre en parc à thême, dans le cas présent aux couleurs germano-turques, par exemple.
Celui-ci est ainsi porteur des valeurs urbaines et de la modernité. İl fait le lien entre échelle locale et échelle globale à travers plusieurs partenariats. La dimension internationale du festival est attestée par l’implication des deux capitales européennes de la culture, et notamment par Metro Group, la firme propriétaire du mall. Leur implication est réelle, l’entracte entre les deux concerts étant occupée par de nombreux discours, pour lesquels le public reste nombreux et enthousiaste.
Derrière un pupitre Metro Group viennent discourir le PDG allemand, le manager de Meydan, mais aussi le ministre turc en charge des négociations avec l’UE, Egemen Bağış, qui apporte son soutien à l’événement et à l’implantation du groupe dans son pays, qu’il présente comme un facteur de “progrès” (dixit un spectateur devenu traducteur occasionnel) et de rapprochement économique et culturel. L’agence d’İstanbul 2010 se sera contenté d’un court spot de promotion de “la ville la plus inspirante du monde” et d’un stand discret dont la fonction première était plutôt de recruter des volontaires que de communiquer sur les manifestations qu’elle organise. Elle semble bien en retrait par rapport à Metro Group, à l’initiative du festival.
La dimension économique de ce “pont entre l’Europe et la Turquie” (expression récurrente des discours) semble moins pudique ici qu’elle aurait pu l’être en France, où les grands groupes n’ont pas la même popularité.
Si le point d’orgue de la manifestation est le concert d’Alphaville, il est toutefois entouré d’un large panel d’activités, en faisant un événement polymorphe, pour lequel Meydan est tout à la fois centre commercial, place, salle de spectacle et parc à thême, ce qui justifie l’appellation “festival”. En plus des deux concerts, la scène accueille un spectacle de danse, les discours officiels, et vers 20h40, l’écran au fond retransmet des images en direct du festival allemand jumelé. C’est l’occasion pour les deux publics de se saluer mutuellement avec effusion.
Par ailleurs des stands ont été positionnés autour de la scène : parmi eux celui de la Goethe İnstitut et un autre qui vend des spécialité culinaires allemandes. Sans oublier des activités habituelles du centre, magasins, restauration et attractions qui tournent jusqu’assez tard dans la soirée.
A la manière d’un festival, l’événement ne se limite pas à la scène et aux gradins qui lui font face, mais il est relativement diffus dans tout le mall. De plus, la connexion avec le festival jumeau de Duisburg répond aux attentes de modernité et d’internationalité. Néanmoins nous demeurons surpris certes par l’intensité, mais surtout par la brièveté des contacts établis entre les deux centres. Ceux-ci se seront résumés à des paroles chaleureuses des animateurs allemands et turcs, se félicitant de l’apport de l’événement à l’amitié entre les deux pays, à quelques acclamations respectives entre les deux publics, et à la retransmission d’un seule chanson du concert d’un artiste turc à Duisburg.
Outre le concert d’Alphaville, c’est donc finalement plus l’attitude des gérants du mall que nous retenons. Meydan apparaît bien comme la place qui manquait à Ümraniye, en tout cas il en possède de nombreux attributs, et il offre effectivement un espace vert, piéton et aéré comme il en existe peu à İstanbul. La qualité de l’architecture, plusieurs fois primée, semble attestée par la sympathie que témoigne le public aux managers lors de leurs discours. Ce qui ressemble à du paternalisme envers la clientèle n’en est pas pour autant désintéressé, puisqu’il s’agit à l’évidence d’un espace certes public, qui demande à être investi par les habitants, mais qui n’en est pas moins marchandisé, et dont la vocation première est commerciale, ce que confirme l’essentiel des activités qui entourent ce festival. Meydan parvient à constituer un centre au sein d’Ümraniye. L’implantation prochaine d’immeubles d’affaires et la connexion au Maramaray par une ligne de tramway semble devoir conforter ce statut.