Un théâtre à Amida sous le haut-Empire

Un théâtre à Amida sous le haut-Empire

par Martine Assénat et Antoine Pérez

Comme on a déjà eu l’occasion de le signaler dans les notices de l’Observatoire, les sources littéraires relatives à la topographie antique de Diyarbakir/Amida sont rares, tout particulièrement s’agissant de la période classique, antérieure au bas-Empire romain. A tel point que la ville est réputée fondée seulement par Constance II, au IVe siècle de notre ère[1]. Ce sont des sources assez tardives, essentiellement syriaques, qui attirent notre attention sur un monument sis au cœur de la vieille ville, un grand monument de spectacle à Amida. Ces sources évoquent ce monument dans une occasion très particulière. Nous sommes au début du IV e s, vers 502-506 et la ville est assiégée par les Perses. Le premier de ces chroniqueurs est Josué le Stylite, ou plutôt un auteur anonyme que l’on a longtemps confondu avec Josué. Originaire d’Edesse, il a composé sa chronique au tout début du VIe  siècle, sous le règne d’Anastase, soit quelques années à peine après les événements qu’il rapporte. Il a très probablement eu une connaissance oculaire du monument qu’il dénomme Kynegion, un édifice dans lequel furent enfermés la plupart des hommes de la ville lorsque le roi sassanide s’empara de la vieille citadelle :

« Les Perses, craignant que la population d’Amida ne livre la ville aux Romains, enfermèrent tous les hommes qui étaient là dans le Kynegion » [2].

Un deuxième chroniqueur, Michel le Syrien, ou Michel le Grand, écrit, lui, beaucoup plus tardivement, au XIIe siècle. Son information est généralement admise pour fiable, dans la mesure où il utilise un matériau beaucoup plus ancien, en l’occurrence la chronique du pseudo-Zacharie de Mytilène, un moine précisément originaire d’Amida, qui composa lui-même sa chronique au plus près des événements, soit, comme Josué, dans la première moitié du VIe siècle :

« Environ dix mille hommes des notables de la ville et du peuple furent pris, enfermés et gardés dans le stade (sic). (…) Quand les Perses virent cela, ils renvoyèrent ceux qui survivaient : ceux-ci sortirent du stade, tels que des morts sortant des tombeaux… » [3].

Dans le même temps l’examen de la planimétrie urbaine laisse repérer par photo-interprétation une anomalie parcellaire spectaculaire en forme de fer à cheval et qui semble devoir être identifiée à un théâtre. Cette anomalie conserve la mémoire d’une cavea, ici signifiée par la présence de parcellaire distribué de façon radio-concentrique autour d’une courbe qui pourrait correspondre à un ambulacre, s’appuyant lui-même sur une rue rectiligne dans laquelle nous reconnaissons un témoin lié au mur de scène du bâtiment. 

sphendonai) aurait été fermée dans l’Antiquité tardive pour accueillir les spectacles de l’arène, à l’exemple de l’édifice bien connu d’Aphrodisias de Carie. Rien n’autorise une telle conclusion : dans ce cas de figure, en effet, et comme le désigne clairement son appellation épigraphique, la modification de la sphendonè a engendré une forme d’amphithéâtre, plutôt sommaire d’ailleurs, comme on le voit bien à Aphrodisias, et surtout infiniment plus modeste que l’édifice amidéen, tel que le désigne l’examen de la photographie aérienne. De toutes les façons, l’emprise de l’ellipse interdit d’emblée une telle possibilité : un tel stade aurait été proprement gigantesque, plus grand que celui de Domitien à Rome…

Theâtre

En réalité il semble bien que l’on ait ici normalement affaire à un théâtre[4]. Le fait que Michel le Syrien utilise le terme stadion ne fait aucune difficulté : c’est par ce terme générique que l’on désigne souvent, dans la partie hellénophone de l’Empire, les lieux de spectacles – un auteur latin aurait utilisé le terme circenses. Quant-au terme employé par le Pseudo-Josué, le Kunegion « lieu de chasses », il désigne le monument dans lequel se tenaient, au bas-Empire, les venationes, c’est-à-dire les spectacles mettant en scène des animaux sauvages, qui, sous la pression des empereurs chrétiens, avaient fini par remplacer les combats de gladiateurs. On utilisait alors, sans distinction, les théâtres ou les amphithéâtres, avec une faveur sensible pour les premiers édifices, plus nombreux dans les cités orientales.

S’il s’agit bien d’un théâtre, c’est là sans aucun doute la mention textuelle la plus importante, à la fois d’un point de vue topographique et historique. En effet, un théâtre – mais le raisonnement serait le même dans le cas d’un amphithéâtre – ne peut avoir été édifié dans l’antiquité tardive : le dernier théâtre oriental strictement daté par l’archéologie a été construit à Philippopolis par Philippe l’Arabe, dans les années 250 ap. J.-C, lorsque l’empereur éleva sa bourgade d’origine au rang de colonie romaine. Concernant Amida, c’est l’époque des Sévères qui est la plus vraisemblable, puisqu’on sait que la ville appartint alors à la deuxième province de Mesopotamia (198-248) avant de retomber dans le giron sassanide jusqu’à la Tétrarchie, si l’on met de coté la première province éphémère de Trajan, qui ne dura que deux ans (115-117 ap. J.-C.).

Ce monument  atteste à Amida l’exercice d’un évergétisme aussi prodigue que régulier, du moins l’existence d’une communauté civique solidement organisée… Et suggère l’existence d’une ciuitas romaine bien avant l’époque byzantine, un siècle avant que, Caesar etiam tum, Constance II ne donne son nom à Amida, événement qui constituerait en fait la deuxième fondation romaine de la cité.

Du coup se trouve « débloquée » quelque peu la chronologie d’une ville dont le talent littéraire d’Ammien Marcellin a occulté l’histoire antérieure. C’est en effet la formidable relation que fit ce dernier auteur du siège d’Amida en 359 qui documente encore, dans la plupart des ouvrages savants, l’apparition sur la scène de l’histoire de la cité du Tigre, laquelle aurait été fondée quelques années auparavant par Constance II. Dès lors que ce verrou chronologique saute, on s’explique mieux que le nom même d’Amida ait traversé les siècles depuis l’âge du bronze jusqu’aux temps de Constance : la ville ne cessa en réalité d’exister comme une agglomération. Le théâtre lui donne une réalité au haut-Empire. Il est possible que la cité ait été fondée bien antérieurement comme une ville royale hellénistique, à l’époque des Séleucides, par Antiochos IV Epiphane, comme tend à le suggérer un faisceau de convergences textuels, sous le nom d’Epiphaneia du Tigre. Nous en faisons l’hypothèse dans un travail récent[5].

Ce qui importe ici, c’est donc que l’histoire antique d’Amida/Diyarbakir doit être désormais envisagée sous l’angle de la longue durée : depuis la lointaine mention d’Amedu, dans les Annales Royales assyriennes, jusqu’au siège héroïque de 359, c’est une ville importante qui se dressait sur la Tigre, une cité prestigieuse dont la succession des Empires, loin de la plonger dans l’anonymat, accrut avec le temps le prestige. C’est cette histoire multi-séculaire que nous nous attachons à décrypter, malgré les lacunes des sources littéraires que, selon nous, seul le hasard explique.



[1] Sur quoi, cf. notre article dans Anatolia Antiqua, « Constance II et Amida », XXII, 2014 :199-217.

[2] The Chronicle of Joshua the Stylite (trad. F.R. Trombley, J.W. Watt), Liverpool, 2000 : 61-62.

[3] Chronique de Michel le Syrien, Patriarche jacobite d’Antioche (1166-1199), IX, 8 (trad. J.-B. Chabot), Bruxelles (réimpr.), 1963 : 260.

[4] Cf. notre article, « Un théâtre antique à Amida », Anatolia Antiqua, XX, 2012 : 147-155.

[5] « Amida 3. Epiphaneia… kata Tigre : une fondation hellénistique à Amida » ?, Anatolia Antiqua, XXI, 2013 : 159-166.