Le fait religieux constitue l’une des principales préoccupations de la sociologie dès sa naissance. Les précurseurs et les sociologues fondateurs de la discipline-Tocqueville, Durkheim, Weber, Marx-se sont ainsi tous penchés sur la situation de la religion au cours du processus de modernisation. Leurs études constituent le fondement du paradigme de la sécularisation. Si le paradigme de la sécularisation classique souligne l’affaiblissement irréversible de l’influence du religieux dans la structuration ou l’organisation de la société, il n’écarte pas son origine religieuse : le rôle de la tradition judéo-chrétienne dans le processus de sécularisation a ainsi été développé par Weber et repris plus tard par le jeune Peter Berger ainsi que par Marcel Gauchet. En effet, il parait impossible d’ignorer que le concept de sécularisation repose sur un présupposé fondamental, qu’il existe quelque chose que l’on peut appeler « religion ». Dans le contexte européen et chrétien, il s’agit du judéo-christianisme. Mais, plus généralement, il existe un rapport entre la théologie de la religion dominante et le chemin que va prendre « la sortie de la religion » dans la société.
La sécularisation a été longtemps un critère servant à distinguer ou encore à affirmer la supériorité de l’Occident sur le reste du monde. Ainsi, la prise en compte de la théologie dans la discussion se fait généralement dans le but d’affirmer la compatibilité du christianisme d’un côté et de l’autre côté, l’incompatibilité de l’islam avec la modernité. Mais peu de travaux prennent réellement en compte le caractère propre de la théologie musulmane ainsi que son influence sociologique dans la compréhension des sociétés étudiées. Quand l’objection théologique de l’islam est avancée dans les débats sur ce sujet, comme nous l’avons observé, c’est pour affirmer qu’il constitue un obstacle à la sécularisation. Certes, la thèse de l’origine religieuse de la sécularisation est au fondement du paradigme. Toutefois, la notion de sécularisation est frappée d’ambivalence lorsqu’elle entre en terrain théologique : faut-il une réforme théologique pour que les sociétés se sécularisent ? Ou est-ce que c’est la sécularisation des sociétés qui sécularisera les contenus théologiques ? Ou bien faut-il une prédisposition ou un présupposé théologique pour qu’il y ait sécularisation ? Malgré la multitude de réponses possibles à ces interrogations, certains auteurs ont voulu donner une interprétation théologique positive de la sécularisation en affirmant qu’elle a des liens intrinsèques avec le christianisme. Si le christianisme sur la base de sa théologie a pu produire une forme de sécularisation, ainsi que se sont employés à le démontrer divers analystes, il apparaît cependant que le parcours qui a été suivi est différent au sein des pays chrétiens selon qu’ils sont de tradition catholique ou protestante. En outre, le fait que la sécularisation est née dans un contexte religieux et historique précis ne le rend pas inexportable dans d’autres espaces religieux et culturels[1]. C’est pourquoi « les conditions d’émergence et les conditions de possibilités ne doivent pas être confondues[2] ». Car le processus change selon la tradition religieuse dominante dans la société. C’est dans ce sens que Olivier Roy affirme que : « il n’y a pas de processus abstrait de sécularisation : la sortie de la religion est bien marquée par la religion dont on sort. C’est par rapport à une religion que se sont définis les formes et les espaces de sécularisation[3] ». Ainsi, dans le cas de la religion musulmane, au lieu de chercher des présupposés théologiques ou des formes similaires au processus occidentalo-chrétien comme la sortie de l’institution ecclésiale, la baisse des pratiques, la différenciation sociale etc., il sera préférable de chercher des idéaltypes propres correspondant à sa structure théologique et organisationnelle.
Autour de ces questions, à la fois dans le monde occidental et dans le monde musulman, la Turquie occupe une place de choix. Elle a connu, très tôt dans son histoire, des expériences séculières. Les réformes de modernisation, qui ont vu le jour dans les dernières années de l’Empire Ottoman, se sont approfondies avec la fondation de la République en 1923. A partir de la fondation de cette jeune République, dans le cadre d’un grand projet de modernisation et d’occidentalisation, le traitement réservé à la religion islamique dans l’espace public a constitué un sujet de discorde. L’expérience laïciste du pays a entraîné le renvoi de l’islam à la sphère privée, au point que l’islam a pratiquement disparu de l’espace public du pays. C’est la période de la privatisation forcée ou de la dé-publicisation du religieux en Turquie : l’islam orthodoxe, majoritairement sunnite de l’école juridique hanéfite, se retrouvait sous le contrôle du pouvoir politique par le biais de la Direction des affaires religieuses (Diyanet), tandis que l’islam hétérodoxe et les confréries soufies étaient frappés d’interdiction. Cette expérience de laïcité imposée par le haut qui a touché toute la vie des institutions culturelles, politiques, juridiques et religieuses du pays n’a cependant pas entraîné une sécularisation de la société par le bas. Durant toute cette période, l’islam, bien qu’aboli comme religion d’État par la révolution kémaliste, continue néanmoins d’exercer une grande influence dans la vie sociale. C’est pour cette raison que la Turquie a été considérée comme le modèle des pays laïques, mais qu’il est resté non sécularisé à bien des égards. Autrement dit, l’histoire de la modernisation de la Turquie initiée par Atatürk est une expérience de laïcité sans sécularité, ce qui pose la question du rapport entre la laïcisation institutionnelle et la sécularisation sociétale. En raison de l’inadéquation entre ces deux dimensions de la sécularisation, le projet de laïcisation du kémalisme, qui initialement entendait imposer la sécularisation de la société par le haut, a fini par produire inverse, c'est-à-dire un refus catégorique de l’entrée dans la modernité et une revitalisation des modes d’organisation islamiques. Ainsi, la raison de l’échec de la politique de laïcisation du kémalisme à engendrer la sécularisation sociale doit être recherchée dans la non-participation des acteurs musulmans. C’est pourquoi ce travail aura pour objectif de traiter l’islam, les musulmans non pas comme des agents passifs dans le processus, mais comme des acteurs impliqués dans la sécularisation en Turquie. Il ne s’agit pas d’ignorer les facteurs externes, mais notre priorité sera de rendre compte au préalable de l’imbrication de l’islam ou des musulmans à travers leurs pratiques quotidiennes dans les enjeux de sécularisation en Turquie.
L’arrivée de l’AKP au pouvoir a donc donné l’occasion aux musulmans conservateurs d’investir pleinement l’espace public moderne. L’AKP, à travers ses réformes de la laïcité, leur a permis de s’approprier « des espaces d’opportunité[4] » sans se dépouiller de leurs identités conservatrices. Dans le sillage du développement de la bourgeoisie pieuse, qui a commencé sous la présidence de Turgut Özal, a ainsi émergé une classe moyenne musulmane. De là, un nouvel habitus au goût des conservateurs a pu se développer : hôtels islamiques, « modest fashion » (tesettür modasi), pèlerinage VIP, vacances islamiques, chirurgie esthétique islamique, centre commercial islamique destiné aux femmes voilées (tesettür AVM) etc. Dans ce contexte, les différentes modes de vie et de consommation de la nouvelle classe moyenne musulmane génèrent un habitus que nous qualifions « d’habitus conservateur » (muhafazakar habitus) qui a son tour engendre une industrie du mode de vie conservateur qui cherche à rendre compatible les normes islamiques à la vie quotidienne urbaine de cette nouvelle classe moyenne pieuse. Il est porté en grande partie par une nette augmentation de la présence des femmes dans l’espace public. C’est en ce sens qu’elles ont occupé une place centrale dans le combat de l’AKP pour la libéralisation du laiklik. La confrontation des acteurs musulmans à la modernité a entrainé de manière non voulue et indépendamment du sentiment des acteurs, une sécularisation interne de l’islam. Elle ne consiste pas en une sortie manifeste de la religion, mais en une transformation endogène de la pratique ou de la façon de croire. La levée de l’interdiction du port du voile a ainsi entrainé un plus grand investissement des sphères publiques par les femmes, ce qui s’est révélée plus propice à la sécularisation sociétale que la privatisation forcée des femmes. La première sécularisation qui était d’ordre privatif n’a pas provoqué le résultat espéré : au contraire, cette première expérience de « dé-publicisation » restrictive a contribué à sectariser le religieux en le poussant à évoluer vers plus de fondamentalisme, faute d’être confronté aux dynamiques pluralistes de l’espace public. En revanche, quand le religieux s’est trouvé confronté à la modernité et à la sphère publique dans le contexte favorisé par les politiques du premier AKP, il en est sorti plus sécularisé, mais de l’intérieur.
En général, les théories de la sécularisation s’intéressent principalement aux transformations institutionnelles, juridiques, politiques et économiques. Dans un contexte musulman, lorsqu’on s’accorde à prendre en compte les spécificités théologiques de l’islam et la façon dont il organise et pénètre tous les domaines de l’existence (économie, hygiène, sexualité, sphère de l’intime, loisirs, consommation, alimentation, habillement, langage et discours, mode d’adresse, présentation corporelle, hospitalité), il importe de penser la sécularisation différemment. Plus précisément, il est possible d’envisager celle-ci non pas comme un processus linéaire et progressif de sortie irréversible de la religion, mais comme un phénomène interne où le religieux se trouve confronté à des options séculières qui à leur tour engendrent des moments de sécularité. Par ailleurs, dans cette même logique, il apparaît nécessaire d’étendre l’examen de la sécularisation au-delà des structures macrosociologiques pour privilégier des styles et des modalités de la vie quotidienne, c’est-à-dire de s’intéresser aux habitus. En d’autres termes, il s’agit de répertorier des poussées séculières dans les activités ordinaires, « superficielles » et subsidiaires de la vie quotidienne. La sécularisation ne se développe pas seulement dans les macrostructures politique, juridique, économique et sociétale, elle est à rechercher, notamment dans un contexte musulman, dans les domaines microsociologiques du goût, du style vestimentaire, des modes d’adresses, de la présentation corporelle, des gestes, des usages langagiers et discursifs, du type de consommation, du loisir, de l’esthétique et du divertissement. Ainsi, notre projet de mémoire peut s’inscrire dans un courant de recherche s’intéressant à un processus réciproque de « normalisation de la sécularisation ou de la sécularisation de la normalité».
Notre recherche, qui a pour objectif d’étudier la recomposition du religieux en contexte musulman à travers le cas de la Turquie contemporaine, procède en deux temps : premièrement, il s’agit de mener une analyse théorique sur l’état de la recherche consacrée à la sécularisation en contexte musulman traitée à partir du concept de sécularisation interne du religieux ; deuxièmement, nous voulons procéder à une enquête qualitative pour étudier sur le terrain, celui de la Turquie contemporaine, le déploiement de la notion de sécularisation interne du religieux, à travers des études documentaires, des entretiens semi-directifs et des observations empiriques.
Comme nous l’avons montré précédemment, les femmes sont la plupart du temps au centre des enjeux et des transformations accompagnant la société turque. C’est pourquoi, pour des raisons socio-historiques et méthodologiques, nous apparaît-il pertinent d’effectuer cette recherche sur les mutations de l’islam à travers l’exemple des femmes. Étant donné que la recherche n’est pas a posteriori par rapport à notre objet d’étude, nous optons pour une comparaison entre deux générations de femmes musulmanes. Cette approche comparatiste nous permet en effet de procéder à trois types de comparaisons : entre deux époques : celle du kémalisme et celle de l’ère de l’AKP (que certains appelleraient l’erdoganisme) ; entre deux perspectives de sécularisations : sécularisation externe par la privatisation du religieux contre sécularisation interne avec la publicisation du religieux ; enfin, en lien avec à la situation propre aux femmes musulmanes : la laïcisation symbolique des femmes et la sécularisation par l’implication des femmes.
Cette recherche s’inscrit dans le paradigme de la sociologie compréhensive wébérienne. Dans le contexte turc, ce courant est représenté par le sociologue Serif Mardin et aujourd’hui par Nilüfer Göle. Cette approche a pour but de comprendre le sens que les acteurs et les actrices attachent à ce qu’ils ont fait ou du moins sont en train de faire. Ainsi, il s’agit donc de privilégier l’approche qualitative, qui permet de saisir les conséquences de l’évolution juridique et discursive des gouvernements de l’AKP ainsi que le sens que les femmes conservatrices confèrent à leur implication et à leur situation dans le processus de sécularisation. À cet effet, la construction du corpus méthodologique de cette recherche passe d’abord par une analyse historique du processus de sécularisation turque qui permettra de mettre en lumière les enjeux de la recomposition du paysage religieux sous l’ère AKP. Puis, nous procéderons à des entretiens semi-directifs avec des jeunes femmes et leurs mères pour préciser leurs points de vue à propos des rapports qu’elles entretiennent avec les pratiques et normes islamiques, aux voiles, à la famille et à la morale sexuelle, au corps, au loisir et à la consommation. Au-delà de cette démarche, cette recherche est nourrie par de nombreux entretiens avec des femmes voilées œuvrant dans l’industrie de la mode islamique, ainsi que des observations réalisées pendant mon précédent séjour d’études en Turquie. En somme, l’objectif de la recherche est double : premièrement, penser un cadre idéaltypique de sécularisation en contexte musulman, que nous appelons sécularisation interne ; deuxièmement, se confronter aux réalités de la Turquie contemporaine à travers une comparaison de deux générations de femmes musulmanes pendant la période de l’AKP sur leur rapport aux normativités islamiques à travers des questions subsidiaires de la vie quotidienne comme l’habillement, la mode, l’esthétique, le mode de loisir et de consommation. Il ne s’agit donc pas de montrer que la Turquie d’aujourd’hui est plus sécularisée que celle de l’époque du kémalisme, mais plutôt de décrire un processus de sécularisation qui est traversé par des « options séculières » et des « moments de sécularité » dans lequel les acteurs musulmans sont impliqués.
Bibliographie
Bardon, Aurélie, Les arguments religieux dans la discussion politique : une théorie de la justification politique, Paris, thèse de doctorat, IEP Paris,2014.
Çevik, Neslihan, Muslimism in Turkey and beyond: religion in the modern word, New-York, Palgrave Macmillan, 2016.
Ertit, Volkan, Endişeli muhafazakârlar: dinden uzaklaşan Türkiye, Ankara, Orient Yayınları, 2018.
Göle, Nilüfer Musulmanes et modernes : voile et civilisation en Turquie, Paris, Éditions la Découverte, 2003.
Joas, Hans, Le pouvoir du sacré : une alternative au récit de désenchantement, traduit par Jean-Marc Tétaz, Paris, Seuil, 2020.
Kandiyoti, Deniz, Cariyeler, Bacılar, Yurttaşlar: kimlikler ve toplumsal ve dönüşümler, İstanbul, Metis, 201.
Roy, olivier, La laïcité face à l’islam, Paris, Pluriel, 2014.
Tekin, Mustafa, «Batı’da sekülerlik ve Türkiye Müslümanlığının seküler içerimler » İnsan ve Toplum, Vol 2 N° 4, p. 181-204 ;
[1] Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Paris, Pluriel, 2014, p. 24.
[2] Aurélie Bardon, Les arguments religieux dans la discussion politique : une théorie de la justification politique, Paris, thèse de doctorat, IEP Paris, p. 67.
[3] Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, op.cit., p.24.
[4] « Serif Mardin, afin de décrire les possibilités auxquelles une personne peut avoir recours pour élever son statut économique, utilise le concept de « l’espace d’opportunité » » (Mardin cité par Nilüfer Göle, Musulmanes et Modernes, Paris, p. 164. Göle de son côté, utilise le concept pour expliquer la participation des femmes islamistes à l’éducation et à la politique sachant que ces sphères ont été conçues au préalable pour les femmes kémalistes laïques.