Problématique
Identifié à la fin de l'empire ottoman comme une composante du mouvement spiritualiste,considéré comme alternative à l’influence du matérialisme allemand et du positivisme, comtien notamment, le bergsonisme turc des débuts permet, du fait de sa souplesse lexicale et conceptuelle, des croisements avec l’héritage du spiritualisme soufi, une lecture engagée et historique de la guerre d’indépendance, et plus largement apporte une contribution alternative au processus de modernisation de la Turquie. L’ « exportabilité » du philosophe français en Turquie tient à sa lisibilité en temps de crise, à ses caractéristiques lexicales, ainsi qu’à sa traductabilité en termes de républicanisme conservateur chez certains penseurs à partir des années 30. Son étude permettra de dégager des particularités du phénomène de migration des idées philosophiques et d’envisager la figure de l’intellectuel ottoman éclairé du début du 19ème siècle par contraste avec celle, plus tardive et légitime du point de vue des institutions, du spécialiste universitaire. D’autres orientations à exploiter pour enrichir notre recherche concernent la piste comparatiste, les retraductions de Bergson à partir des années 60 (que dévoilent-elles sur les distinctions entre l’ottoman et le turc purifié), l’évolution de la figure de l’intellectuel bergsonien – notamment son rapport à l’activité politique.
Projet en cours
Philosophie et psychanalyse dans la Turquie moderne
La disciplinarisation des sciences humaines en Turquie suit le mouvement des réformes engagées durant la période impériale ottomane, à partir de 1839. Elle progresse à travers les tentatives de modernisation que sont les créations d’écoles nouvelles qui répondent à un souci de modernisation et concurrencent les medrese, ces écoles traditionnelles, fortement orientées vers la théologie. La volonté de proposer aux futures élites du pays une formation équivalente à celle des Européens dont la réussite technique devient un modèle, fonde cet essor et modifie les structures éducatives. Le point d’orgue de ce mouvement est la naissance de la Darülfünun, future université qui, après le passage à la République kémaliste en 1923 et avec la réforme de l’Université en 1933, s’impose comme principal cadre de l’enseignement et de la recherche en sciences humaines notamment. Une étape essentielle de la disciplinarisation des sciences humaines est ainsi franchie avec leur institutionnalisation universitaire. De tels changements ne vont pas sans induire des réformes dans la langue turque. Officialisées en 1933, ces réformes sont précédées de diverses tentatives pour renouveler la langue, la moderniser. Des lexiques spécifiques sont établis notamment en philosophie. Enfin, l’intériorisation de références d’origine étrangère devient indispensable à la « naturalisation » de ces nouvelles disciplines qui se constituent à des rythmes différents. L’ensemble de cette mutation émerge comme un enjeu de la nationalisation, essentielle pour un pays attaché à se définir comme culturellement autonome. Nous nous proposons donc d’étudier en Turquie la constitution en disciplines de deux branches des sciences humaines, la philosophie et la psychanalyse. L’histoire du développement de la philosophie est fortement imbriquée dans celle de la psychologie et de la psychiatrie. Leur étude conjointe est rendue nécessaire par la présence de thématiques communes autant durant l’ère ottomane que turque. Vers la fin de l’Empire ottoman, la psychologie et la philosophie universitaires sont d’abord quasiment indistinctes. Elles entament ensuite un mouvement de différenciation : tandis que la philosophie commence à s’enseigner à l’université et dans un cadre que définissent des limites imposées, la psychanalyse, une des formes nouvelles prises alors par la psychologie et qui se développe en Europe, est l’objet d’un refus qui la rejette hors du cadre universitaire légitime, rendant difficile sa constitution comme discipline. À des titres divers, ces deux branches sont donc prises dans des enjeux comparables, ce qui explique également une certaine proximité entre elles. Les conditions, les causes, les conséquences sur la société de tels mouvements méritent d’être étudiées, susceptibles qu’elles sont, de par l’origine occidentale desdites sciences, d’éclairer les conditions de la mutation et de la circulation des savoirs dans l’Empire ottoman et la Turquie.