Après l'exode de 1948, les Palestiniens se sont trouvés dispersés dans les pays arabes voisins de la Palestine, essentiellement en Jordanie, en Syrie et au Liban. Ils résident actuellement dans les principales métropoles arabes moyen-orientales, comme Beyrouth, Damas, Amman, ou dans une moindre mesure Le Caire. Si de nombreux travaux ont envisagé la question palestinienne sous l'angle des relations internationales, des sciences économiques et juridiques ou de la sociologie, ceux concernant la mobilité des Palestiniens sont plus rares, et s'intéressent surtout aux aspects démographiques et économiques. La mise en relation des différentes formes de mobilités des Palestiniens avec les logiques de réseaux qui se sont tissés entre les communautés palestiniennes dispersées est relativement peu traitée. Nous proposons d'approfondir cette problématique à partir des enquêtes de terrain que nous avons réalisées depuis 1996 en Jordanie, en Syrie et de façon plus systématique au Liban depuis 1997. Depuis le milieu des années 1970, on assiste à l'émigration de Palestiniens du Liban essentiellement vers l'Europe, mais aussi vers les pays arabes producteurs de pétrole. Cette émigration a débouché sur la mise en place de filières migratoires sous-tendues par le développement de réseaux transnationaux de solidarité, qui ont accéléré et entretenu les flux migratoires. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux parcours migratoires des Palestiniens, que nous avons reconstitués par le biais d'entretiens ; à l'organisation des filières, supports de leur mobilité ; et à celle des réseaux transnationaux qui sous-tendent ces filières. L'objectif principal de cet article est de replacer l'émergence des réseaux migratoires palestiniens dans leur contexte historique et socio-spatial, puis de les mettre en perspective avec les concepts de diaspora et de communauté transnationale, en examinant la place des métropoles arabes dans ce dispositif spatial.

La mobilité des Palestiniens, un phénomène ancien en essor actuel.

Des métropoles arabes attractives pour les migrants au début du XXe siècle.
Si les migrations palestiniennes ont été marquées par deux exodes en 1948 et 1967, se sont accélérées et ont connu de fortes évolutions ces dernières années, elles existent néanmoins depuis la fin du XIXe siècle. Des réseaux transnationaux, reliant les différentes communautés palestiniennes dispersées, existaient avant 1948. Les métropoles arabes de l'Empire ottoman concentraient les flux de migrants internes et internationaux. L'absence de frontières entre les provinces ottomanes facilitait la mobilité des individus.

La Palestine du début du XXe siècle est représentative de cette dynamique qui lie métropoles et migrants. Après la Première Guerre mondiale, on assiste au développement des villes côtières palestiniennes ainsi qu'à leur intégration croissante à leur environnement économique méditerranéen. Les villes portuaires sont les lieux privilégiés de cet essor et deviennent des espaces d'accueil des migrants. Les zones côtières sont reliées à l'Europe par le train, par des lignes maritimes ainsi que par le télégraphe. L'arrivée de nombreux Européens modifie la culture des villes côtières de Palestine. "La vie à Jaffa, Haïfa ou Gaza ressemblait à celle d'autres villes méditerranéennes – Marseille, Athènes, Beyrouth ou Alexandrie -" (Kimmerling, 1994, p. 25). Pour échapper à la pauvreté qui frappe certains espaces ruraux de l'intérieur des terres, un nombre croissant de paysans sont contraints de quitter leurs terres pour travailler dans les villes côtières. Des migrations permanentes de familles des montagnes vers les villes côtières se développent. Un va-et-vient de personnes et de ressources entre la plaine et la montagne se met en place au rythme des cycles de l'agriculture. La mobilité est aussi lisible à l'échelle régionale. À cette même époque, comme le montre Elias Sanbar (1984), de nombreuses familles commerçantes palestiniennes étaient dispersées dans les principales métropoles des régions arabes de l'Empire ottoman comme Beyrouth, Damas, Le Caire, ou Haïfa. Une classe d'entrepreneurs palestiniens se développe et des liens familiaux, commerciaux, matrimoniaux et politiques se tissent entre ces métropoles arabes.

Le développement récent de l'émigration des Palestiniens du Liban

On remarque depuis quelques années le développement de l'émigration des Palestiniens, cette fois depuis leur pays d'accueil, vers l'Europe du nord. On estime à plus de 100 000, sur un total de 350 000 individus, le nombre de Palestiniens du Liban qui résident à l'étranger. L'intensité de l'émigration des Palestiniens du Liban a varié tout au long de la période qui s'étend des années 1970 jusqu'à nos jours. Elle a connu un premier pic au début des années 1980 à la suite de l'invasion israélienne au Liban, un deuxième en 1986-1987 avec la Guerre des camps, puis elle a repris de façon plus diffuse après 1993 . Si les différentes vagues migratoires ont chacune leurs spécificités et leurs dynamiques propres, il est possible de dégager un certain nombre d'éléments structurants communs à l'ensemble de ces flux. L'accès aux ressources - comme l'information, les moyens financiers, et le capital social de façon plus générale - est l'un des facteurs transversaux qui déterminent l'amplitude et l'extension spatiale des migrations. Les différentes vagues migratoires ne doivent pas être déconnectées les unes des autres. Elles s'inscrivent dans une dynamique migratoire commune, dont les racines plongent dans l'exode de 1948, qui a débouché sur une restructuration de la société palestinienne dans l'exil. Cette dernière, forme le tissu à partir duquel des réseaux de solidarité se sont réorganisés à l'échelle locale, pour ensuite se projeter dans l'espace transnational avec le développement de l'émigration.

De l'espace du camp à l'espace migratoire, du local au transnational

L'organisation des réseaux migratoires des Palestiniens du Liban vers l'Europe du nord est liée à l'organisation socio-spatiale des camps de réfugiés dont ils sont issus et doit être analysée dans le contexte particulier de leur pays de départ.

Un ancrage local fort

Thomas Faist (2000, pp. 1-17) relève que l'immobilité relative des populations et leur mobilité sont deux phénomènes animés par les mêmes dynamiques. Les ressources socio-spatiales créées dans les camps et les groupements palestiniens sont mobilisées par leurs habitants à l'échelle locale pour améliorer leurs conditions de vie. Thomas Faist note d'ailleurs que les ressources inhérentes aux liens entre les membres d'un groupe comme la solidarité, les contraintes, la circulation de l'information, le capital social se développent localement. La mise en place de réseaux migratoires permet le transfert de ces ressources du local vers le transnational et elles sont alors potentiellement utilisables par les migrants. Un espace social transnational émerge lorsque la migration, qu'elle soit le fait de travailleurs migrants ou de réfugiés, donne lieu à un échange entre le pays de départ et celui d'arrivée. Celui-ci inclut non seulement des personnes, mais aussi des biens, de l'information, des symboles et des pratiques culturelles.

L'auteur poursuit et observe que l'analyse des migrations en termes de réseaux migratoires souffre de deux carences : elle n'explique pas la relative immobilité de la majeure partie des migrants potentiels et elle n'aborde pas la question de l'émergence des réseaux migratoires. Il propose de considérer que, dans un premier temps, le capital social est un facteur qui limite la mobilité, puis, lorsque les réseaux migratoires se développent, ils deviennent un élément moteur de l'émigration. Ce cadre d'analyse est pertinent pour la compréhension des dynamiques migratoires des Palestiniens du Liban. Longtemps ces derniers ont été peu mobiles du fait de la densité des réseaux de solidarité et d'entraide à base familiale et villageoise à l'échelle des camps et des groupements. La déstructuration de ces espaces, comme celle des réseaux de solidarité à base locale, entamée avec l'invasion israélienne en 1982, entraîne le départ de nombreux réfugiés vers l'Europe du nord. De nouvelles formes de solidarité se développent alors dans un espace migratoire transnational, qui soutiennent et accélèrent l'émigration. Thomas Faist note d'ailleurs à ce propos que l'installation de primo-migrants est l'élément central qui déclenche la mise en place de réseaux migratoires parce que ces derniers cristallisent le capital social. La migration se développe lorsque le capital social ne fonctionne pas uniquement à l'échelle locale, mais comme une courroie de transmission à l'échelle transnationale (transnational transmission belt).

Origines et développement des réseaux migratoires

Les facteurs qui aboutissent à la mise en place et au développement des réseaux transnationaux sont multiples et sont la résultante d'une dynamique politique propre au contexte libanais et de facteurs géopolitiques moyen-orientaux. Jusqu'au début des années 1980, le contexte juridique restrictif qui touche les Palestiniens au Liban a été contrebalancé par une forte présence de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP). La centrale palestinienne a fourni du travail et des prestations sociales aux populations palestiniennes les plus défavorisées. Le mouvement national palestinien, alors fortement structuré, proposait aussi une solution politique à la question des réfugiés en faisant du droit au retour le fer de lance de son combat. Le démantèlement de l'OLP et son éclatement géographique en 1982, puis, plus tard, la mise en place du processus de paix à Oslo, qui relègue le problème des réfugiés à des négociations futures, ont réduit l'efficacité des réseaux de solidarités à l'échelle locale. L'émigration est devenue un objectif pour de nombreux réfugiés, parce qu'elle permet de sortir d'une situation perçue comme sans issue par les Palestiniens les plus défavorisés. L'Europe apparaît alors comme une solution alternative à un retour de plus en plus improbable en Palestine à moyen terme, ou à une installation durable au Liban dans un contexte de plus en plus hostile à la présence palestinienne.

Pour comprendre l'efficacité et la permanence des réseaux transnationaux, il convient de porter une attention particulière au contenu symbolique et social des réseaux migratoires qui structurent, tant à l'échelle locale que transnationale, les réseaux de solidarité palestiniens. La forte conscience d'appartenir à un même groupe est liée à trois facteurs : (1) l'expérience partagée et transmise de la nekba de 1948 ; (2) la fréquentation des camps comme espace symbole de l'exode ; et (3) les regroupements villageois qui permettent de recréer la géographie palestinienne dans l'exil.

Les réseaux locaux de solidarité et leurs extensions transnationales sont parmi les principaux éléments qui permettent de comprendre le fonctionnement de l'espace migratoire des Palestiniens du Liban. Il convient de s'interroger sur la place qu'occupent ces réseaux dans l'organisation socio-spatiale de la diaspora palestinienne. Thomas Faist (2000, p. 198) note que les diasporas peuvent être considérées comme "des communautés transnationales caractérisées par un degré élevé de solidarité diffuse". Il est donc utile de replacer l'analyse des réseaux migratoires des Palestiniens du Liban dans le cadre plus global des dynamiques socio-spatiales de l'ensemble des communautés dispersées. Le dispositif décrit est-il propre aux Palestiniens du Liban ou s'intègre-t-il dans le fonctionnement d'une diaspora ou d'une communauté transnationale ? Cette analyse se situe à la croisée de deux champs de recherche qui se complètent : celui sur les diasporas et celui sur les communautés transnationales (Portes et al., 1999; Cohen, 1997; Faist, 2000; Vertovec, 1999). Le recours à ces deux éléments conceptuels permet de saisir la diversité, mais aussi la multiplicité des modes de fonctionnement de l'espace migratoire des Palestiniens.

Éléments pour une définition de la diaspora palestinienne

Emmanuel Ma Mung (1996) relève deux caractères morphologiques qui définissent une diaspora : (1) la multipolarité de la migration et (2) l'interpolarité des relations, éléments que l'on retrouve chez les Palestiniens. Ces derniers forment une communauté de réfugiés qui s’est constituée en diaspora pour deux raisons : une installation durable dans leurs pays d'accueil respectifs à partir d'un même espace de départ, la Palestine ; et un système de réseaux transnationaux que les Palestiniens ont développé pour permettre de maintenir l'unité de la communauté, malgré la dispersion spatiale. Nombre d'institutions diasporiques traversent de façon horizontale l'ensemble des communautés palestiniennes, comme l'OLP et les nombreuses organisations qui gravitent autour. Elles entretiennent les relations entre les différents pôles de la diaspora. Des flux migratoires se développent entre ces pôles et les relations s'intensifient entre la Jordanie et les pays du Golfe, le Liban avec l'Europe, ou entre les Territoires palestiniens et les Etats-Unis. La définition élaborée par Gabriel Sheffer (1993) confirme, à notre sens, la mise en place d'une diaspora dans le cas palestinien. L'auteur cite trois principaux critères pour définir une diaspora, critères auxquels les Palestiniens répondent :

Le maintien et le développement d’une identité propre au peuple en diaspora

La permanence de l’identité palestinienne, malgré la durée de l’exil et la dispersion dans de nombreux pays d’accueil, témoigne de la permanence d’une identité palestinienne distincte de celle des autres peuples arabes environnant. Comme il a été montré dans la partie précédente, le rôle des camps de réfugiés dans le maintien de cette identité est central. La nekba de 1948 est un référent identitaire qui traverse l'ensemble des communautés palestiniennes dispersées. On peut noter, comme le relèvent Portes et al. (1999), qu'une identité ethnique commune est un des éléments de base dans la constitution tant des diasporas que des communautés transnationales.

Une organisation interne de la diaspora distincte de celle de son Etat d’origine ou d’accueil

Cette organisation se fonde essentiellement sur le communautarisme (communalism). Dans le cas palestinien, l’OLP remplit ce rôle aux côtés de nombreuses associations créées par les réfugiés et continue d’exister parallèlement à l’Autorité Nationale Palestinienne, mise en place pour administrer les Territoires autonomes en Palestine. On peut citer les cas des Comités populaires créés dans les camps et groupements palestiniens, des associations palestiniennes en Europe qui défendent le droit au retour des réfugiés et la création d'un Etat palestinien auprès des sociétés et gouvernements occidentaux.

Des contacts significatifs avec sa patrie d’origine, sous forme réelle ou mythique

Ce dernier point est, selon Portes et al. (1999, pp. 224-225), l’un des principaux éléments qui permet de différencier les diasporas des communautés transnationales. En effet, si les diasporas entretiennent des liens avec leur patrie d’origine, ils sont le plus souvent rares, voire inexistants et plutôt d'ordre symbolique, alors qu’ils sont fortement développés dans les communautés transnationales.

Cette absence de lien effectif avec la patrie d’origine est particulièrement vraie dans le cas palestinien, l’intégralité des frontières internationales de la Palestine étant encore sous contrôle israélien. Cette situation rend difficile tout lien effectif, tels des allers-retours, avec la Palestine pour les réfugiés de la diaspora. Les liens avec le territoire d’origine demeurent majoritairement symboliques, la Palestine pouvant être considérée comme une ressource identitaire. C'est, à notre avis, dans ce cadre diasporique qu'émerge partiellement une communauté transnationale palestinienne et que se développent des éléments de transnationalisme, qui, avec la création d'un Etat palestinien peuvent devenir l'armature d'une future communauté transnationale.

L'émergence d'une communauté transnationale palestinienne

Si l'on reprend la distinction opérée par Portes et al. (1999) ou Smith et Guarnizo (1998) entre transnationalisme ‘par en bas’ (from below) et ‘par en haut’ (from above), deux principales formes d'activités transnationales se développent au sein de la diaspora palestinienne.

Les élites palestiniennes, noyau de la communauté transnationale

La mise en place de réseaux transnationaux répond à une nécessité d'adaptation des élites palestiniennes à l’absence d'Etat et de territoire propre. Il faut noter d'emblée que ces réseaux d’élites ne constituent qu'une frange minime de la diaspora, mais leur rôle est important et peut être précurseur d’évolutions futures pour l'ensemble de la diaspora. La création d'un Etat palestinien, comme la normalisation des relations entre Israël et ses voisins arabes, pourraient permettre aux Palestiniens d'établir des relations effectives avec leur pays d'origine, par le biais de visites régulières, d'investissements, sans pour autant quitter leur lieu de résidence actuelle, où, pour partie, ils sont intégrés au tissu socio-économique et politique comme c'est le cas en Jordanie. Le choix d'opter pour des résidences et une activité économique séparées entre deux pays peut être une solution viable pour certains Palestiniens, d'autant plus que 90 % de la diaspora palestinienne se trouve aux frontières de la Palestine et que l'espace concerné est de taille réduite. L'évolution politique du pays d'origine est donc déterminante dans la structuration future de la diaspora. Lamia Radi (1995) relève que le caractère transnational des réseaux familiaux de la bourgeoisie palestinienne de Jordanie se développe après l'exode de 1948. Les réseaux actuels d'élites palestiniennes trouvent tous leurs origines dans l'organisation sociale palestinienne d'avant 1948. Ils se sont adaptés à la dispersion des élites entre les capitales arabes et le monde occidental. Dans les années 1960, les élites palestiniennes ont acquis des nationalités occidentales (américaine, canadienne, européenne de l'ouest), qui leur donnent une certaine liberté de circulation et aussi une protection juridique. Une partie des élites palestiniennes s'installe en Europe de l'ouest ou en Amérique du nord, mais continuent de revenir régulièrement en Jordanie ou dans les territoires occupés. Les enfants de ces élites sont envoyés dans ces mêmes pays pour parfaire leur niveau en langue arabe et entretenir des liens étroits avec leur réseau familial, base de l'identité de la bourgeoisie palestinienne.

Sari Hanafi (1999, p. 28) observe que des entrepreneurs palestiniens du Canada font la navette entre ce pays et le Golfe pour leurs affaires. Ils préfèrent rester vivre au Canada, en raison de la liberté dont ils jouissent et pour assurer l'éducation de leurs enfants. Ils pratiquent donc ces mouvements de va-et-vient caractéristiques des communautés transnationales. Ces liens étroits entre communauté exilée et pays d'origine demeurent cependant minoritaires et ne concernent que les élites économiques ou intellectuelles. Les Palestiniens américains conservent des liens très étroits avec la Palestine (achat d'une maison, envoi des enfants pour étudier l'arabe, mariage, envoi de capitaux) et surtout avec la ville de Ramallah en Cisjordanie. Ils développent parallèlement leur installation dans leur pays hôte.

L'espace transnational dans lequel évolue la diaspora palestinienne est formé de réseaux dont la construction est essentiellement à base ethnique. La réintégration de l'espace palestinien, depuis les Accords d'Oslo, et le retour d'une partie de l'OLP dans les territoires autonomes, a permis la mise en place de liens effectifs (économiques, politiques, allers-retours) entre les communautés expatriées et leur pays d'origine. C'est dans ce cadre que les élites palestiniennes de la diaspora, du fait de l'intensification de leurs rapports avec la Palestine et du développement de leurs réseaux économiques entre leur pays d'accueil et leur pays d'origine, construisent, à notre sens, les bases d'une communauté transnationale. Les élites palestiniennes, grâce à une stratégie d'acquisition de nationalités occidentales, développent leur vie entre deux espaces (pays d'accueil et Palestine) ou plus (les espaces d'implantations des autres communautés palestiniennes).

Des pratiques transnationales émergentes chez les Palestiniens défavorisés

Cependant d'autres formes de "transnationalisme par en bas" (transnationalism from below), pour reprendre la terminologie employée par Portes et al. (1999), se développent à partir des camps de réfugiés palestiniens ; les pratiques transnationales permettant la réactivation de réseaux de solidarité familiaux et villageois qui traversent les frontières nationales des pays d'accueil. Des stratégies d'acquisition de nationalités européennes se développent aussi dans les couches les plus défavorisées de la diaspora, qui leur permettent de voyager et d'assurer l'avenir de la famille dans un ailleurs plus stable politiquement, juridiquement et économiquement. Ces réseaux transnationaux de solidarité se structurent autour des filières migratoires créées par les migrants palestiniens et permettent la mise en place, tant dans le pays de départ que le pays d'accueil, d'un commerce ethnique qui se développe parfois entre les deux pays, créant ainsi un espace de circulation transnationale. C'est le cas, par exemple, pour certains garagistes palestiniens au Liban qui importent des pièces détachées et des voitures d'occasion depuis l'Allemagne, grâce à leurs contacts avec des migrants palestiniens installés sur place. Les commandes sont passées par fax et l'argent circule par virements bancaires. Ce système permet à de petits garagistes au Liban de se procurer des pièces d'occasion en Europe aux meilleurs prix. Le commerce est fondé sur une relation de confiance entre les deux pôles du réseau et une bonne connaissance, par les deux acteurs, tant des besoins du marché au Liban, que des pièces disponibles et de leur prix en Europe. C'est sur la qualité de l'information et la rapidité de sa circulation que repose le système. Ce type de commerce n'est cependant pas très développé en raison des faibles capacités économiques des Palestiniens.

La circulation transnationale chez les Palestiniens se concentre sur la capacité à véhiculer de l'information sur les pays d'accueil et sur l'envoi de devises dans le pays d'origine. Il s'agit d'une extension, à l'échelle transnationale, des systèmes locaux de solidarité, qui permettent à la communauté de faire face aux difficultés de vie au Liban, en diversifiant les sources de revenu. Les stratégies d'acquisition d'une nationalité européenne sont une garantie face à l'incertitude de l'avenir de la communauté palestinienne au Liban. L'accroissement du nombre de Palestiniens disposant d'une nationalité reconnue est un élément qui risque d'accroître leur mobilité et renforcer, en retour, l'émergence d'une communauté transnationale.

Le rôle des métropoles dans la structuration de l'espace transnational des Palestiniens

Les métropoles nord-américaines, comme Toronto ou Los Angeles ; européennes, Londres essentiellement ; et moyen-orientales, autour d'Amman et de Beyrouth, jouent un rôle essentiel dans la structuration de l'espace transnational des élites palestiniennes (voir notamment les travaux de Lamia Radi, 1995 et Sari Hanafi, 1997). Elles servent de point d'ancrage aux communautés dispersées, de lieux de rencontre et d'activités tant culturelles qu'économiques. Elles sont les lieux de convergence et de redistribution des flux de migrants, d'information et de capitaux.

Dans le cas des Palestiniens des camps, les villes européennes et moyen-orientales servent de tête de pont aux réseaux migratoires développés depuis les années 1980. Dans les espaces de départ, les capitales arabes, telles Beyrouth, Damas ou Amman, sont les seules portes de sortie pour se diriger vers l'Europe. C'est aussi dans ces mêmes villes que se concentre l'information nécessaire au choix du pays de destination (facilité d'entrée, octroi du statut de réfugié, possibilité de travail…) et que s'organisent les filières d'émigration clandestine. Dans les espaces d'accueil en Europe du nord, des villes comme Berlin, Copenhague, Londres et, dans une moindre mesure, Malmö et Göteborg, forment l'autre extrémité de ces mêmes réseaux. Les communautés, déjà présentes sur place, facilitent l'adaptation du nouvel arrivé et accélèrent son insertion sur le marché du travail local, dans des niches économiques investies par les réfugiés palestiniens comme la restauration rapide ou le bâtiment.

Conclusion

S'il paraît encore prématuré de parler de communauté transnationale dans le cas de la diaspora palestinienne, il nous semble justifié d'employer les méthodes d'analyses proposées par les chercheurs qui travaillent sur ce thème, afin de mettre en évidence l'émergence et la construction d'une communauté transnationale palestinienne. Cette construction semble vouée à évoluer de façon accélérée avec la construction future d'un Etat palestinien. Plusieurs types de réseaux coexistent, qui correspondent aux deux principales formes de fonctionnement transnational définies par Alejandro Portes et al. (1999) : le transnationalisme par en bas (from below) et celui par en haut (from above). Cette deuxième forme est certainement la plus étudiée dans la littérature. Elle concerne, à la fois, les réseaux d'élites qui sont, dans une certaine mesure, les extensions de ceux développés à l'époque ottomane, et les réseaux d'entrepreneurs palestiniens de la diaspora. Cependant, nos recherches sur les dynamiques migratoires des Palestiniens du Liban ont mis en évidence que les couches les plus défavorisées de la diaspora s'inscrivent elles aussi dans un espace transnational, en développant des filières migratoires ainsi que des réseaux de solidarité transnationaux. Les métropoles arabes sont les têtes de pont de ces réseaux, parce qu'elles sont les espaces privilégiés de leur convergence. Ces espaces urbains concentrent la majeure partie des réfugiés palestiniens ; et des villes comme Beyrouth, Damas ou Amman, sont les pôles centraux des dispositifs migratoires mis en place par les Palestiniens parce qu'ils sont simultanément des espaces de départ, d'arrivée et de transit des migrants. Les métropoles arabes moyen-orientales jouent donc un rôle structurant dans l'organisation spatiale des dynamiques migratoires palestiniennes.

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