La problématique principale de ma recherche concerne la construction d'une identité collective alévie en Turquie et dans la migration turque en Europe depuis la fin des années 1980. La littérature théorique concernant les identités collectives est surtout consacrée au phénomène du nationalisme. Cependant, les études sur le nationalisme sont, dans une certaine mesure, généralisables aux processus de construction d'autres identités collectives, infranationales ou supranationales. Ce n'est que relativement récemment que le rôle de la distance et de la mobilité dans les phénomènes de construction d'identités collectives ont été soulignés. Ainsi, en 1983, Benedict Anderson met en évidence le fait que le sentiment national doit beaucoup à l'espace-temps créé par l'imprimé (la presse surtout) et à ce qu'il appelle la "sérialisation" (des statues aux cimetières militaires en passant par le recensement des populations) ; en outre, il se penche sur le rôle de "ceux de l'extérieur" ou de "ceux de la périphérie" dans l'apparition et l'articulation du nationalisme, approche qu'il approfondit dans un ouvrage plus récent avec la notion de "nationalisme à distance", par laquelle il souligne le rôle de l'exil (physique ou intérieur) dans la genèse du nationalisme .
Dans cette perspective, nous travaillons sur l'hypothèse selon laquelle la territorialité, la mobilité et leurs recompositions sont centrales pour l'étude des phénomènes de construction identitaire. En ce qui concerne la question alévie, cette dimension semble d'autant plus incontournable que la mobilité est au cœur de la société alévie contemporaine. En effet, les dernières décennies ont marqué pour la société turque en général un bouleversement spatial et social. Or, l'exode rural entamé dans les années 1950 a touché la société alévie de manière disproportionnée, qui était jusque-là en grande majorité confinée dans des communautés rurales. Cet exode rural massif a entraîné une différenciation sociale rapide et la dissolution des communautés sur plusieurs espaces, dans une continuité village - bourg le plus proche - chef-lieu - métropole - étranger. Depuis lors, on assiste à une circulation importante entre ces différents espaces, dans la mesure où, comme dans la société turque en général, les migrations ne sont pas unidirectionnelles ni définitives. La notion de territoire circulatoire, territoire à la fois social et spatial qui fait sens pour les migrants et fait fi des frontières nationales, semble ici particulièrement pertinente. Or, cette dimension territoriale et migratoire est très peu intégrée dans les recherches concernant l'alévisme, qui oscillent entre monographies de village , études "orientalistes" sur la nature de l'alévisme comme système de croyance , et analyses du mouvement identitaire alévi dans ses dimensions discursives (par exemple, reconstructions de l'histoire alévie ) – ces deux derniers phénomènes étant accentués par les représentations essentialistes et a-historiques dont se nourrit le mouvement identitaire alévi contemporain. Pour réaliser un travail sociologique, il est donc impératif de rendre compte des pratiques et des constructions identitaires dans leurs dimensions sociales, et notamment de leur aspect spatial, territorial. Il s'agira d'étudier le rôle du territoire dans les constructions identitaires, c'est-à-dire de comprendre dans quelle mesure les constructions identitaires se concrétisent différemment sur différents espaces, et pourquoi.

L'approche par un territoire d'origine

Pour réintroduire la dimension spatiale dans cette problématique générale, j'ai tout d'abord choisi de travailler plus spécifiquement sur une région donnée et sur ses migrants, ce qui permet de reconstituer les trajectoires socio-spatiales (individuelles et familiales), ainsi que leur arrière-plan sociologique, dans le but de croiser parcours migratoires et trajectoires identitaires. Plusieurs critères ont guidé le choix de la région de Sivas (la seconde province de Turquie par sa taille, située à environ 500 km à l'est d'Ankara) : tout d'abord, il s'agit d'une région à peuplement mixte alévi-sunnite, mais aussi turc-kurde, où des constructions identitaires diverses ont vu le jour. En outre, il s'agit d'une province très politisée, investie de sens jusqu'au niveau national et utilisée comme symbole et référence par différents discours politiques et identitaires nationaux. Enfin, Sivas est une région qui a généré beaucoup de migrations, à la fois dans les métropoles turques et en Europe .
Intégrer la dimension spatiale à une approche en termes de construction identitaire permet en premier lieu de prendre la mesure de la structuration socio-spatiale du réseau migratoire. En effet, la migration de Sivas, que ce soit vers les métropoles ou vers l'étranger, est constituée en très grande partie de migration en chaîne (qui n'est pas structurée partout de la même manière), qui a commencé dans les années 1950 et continue jusqu'à aujourd'hui. Il s'agit, en outre, d'une migration spontanée, qui n'est organisée ni par l'Etat, ni par le marché, d'où l'importance, dans la mobilité, de structures sociales comme la famille. Les réseaux sociaux (notamment familiaux et villageois) forment ainsi à la fois des vecteurs et des supports de la migration et de la mobilité . Nombre de ces groupes montrent une capacité certaine à fonctionner en réseau et à se perpétuer dans le temps tout en se dispersant dans l'espace. Ces groupes "infra-communautaires" (on ne peut pas parler, à ce niveau, d'un seul groupe alévi, mais plutôt d'une multiplicité de sous-groupes), forment pourtant le support des constructions identitaires.

L'approche par les acteurs

Ainsi, les formes de migration semblent structurer la constellation spatiale des migrants. Cependant, elles sont aussi structurées par les usages qu'en font les acteurs, notamment dans une perspective de construction identitaire. C'est là qu'intervient une seconde concrétisation méthodologique permettant de croiser une analyse des constructions identitaires et des recompositions territoriales : une approche par les acteurs. En effet, une approche en termes de construction d'identités collectives implique le repérage des acteurs privilégiés de ces constructions, des ressources qu'ils mobilisent, des stratégies qu'ils développent. Cette approche par les acteurs doit rendre compte, en l'occurrence, de la construction de stratégies sur plusieurs lieux. Dans cette perspective, un différentiel entre plusieurs lieux peut être utilisé comme atout, et ce, non seulement du point de vue économique (le fameux dicton afghan “ les contrebandiers ont besoin de frontières ”), mais aussi pour des stratégies ou des mobilisations politiques, religieuses ou identitaires. Cette conception de la territorialité et la mobilité comme ressource, qui correspond à une approche d’individualisme méthodologique, passe par la reconstitution de parcours migratoires individuels et leur mise en relation avec les trajectoires identitaires. Un exemple nous permettra d'illustrer notre propos :
Hüseyin K. est né dans un village du nord de Sivas. Il descend d’un lignage de dignitaires religieux alévis, nommés dede – une charge héréditaire qui consistait, traditionnellement, à rendre visite à ses talip (laïcs rattachés par descendance) dans divers villages, y tenir des cérémonies religieuses, y régler les conflits et à entretenir et transmettre à ses descendants le monopole du savoir religieux. Hüseyin K. a parfois suivi son père dans ses pérégrinations de village en village, où il a acquis les rudiments du savoir alévi. Il n’a jamais lui-même dirigé de cérémonie. Mais il se considère également comme le descendant direct du saint fondateur de ce lignage – l’un des plus étendus et rayonnants d’Anatolie - ce qui devrait lui conférer divers avantages symboliques, dont le plus visible est la garde du mausolée du saint. Or, il y a de cela quelques générations, la charge a été "usurpée" par une branche rivale de la famille, qui s’est "arrogée" le prestige, la garde du mausolée et, partant, le bénéfice des sacrifices que l’on y apporte des quatre coins d’Anatolie.
Hüseyin K. est parti à Istanbul à neuf ans. Il a ciré des chaussures et vendu des allumettes dans la rue pour soutenir ses parents qui ne pouvaient porter la charge de cinq enfants. Au bout de quelques années d’école, il fait une formation en comptabilité et décroche vite un premier contrat. Puis, son frère aîné monte une entreprise de vente et l’emploie comme commis. Hüseyin K. profite de son expérience professionnelle et des contacts qu’elle lui permet de nouer pour créer des relations de confiance. Bientôt, il est embauché comme chef comptable dans une coopérative privée d’habitation où il gagne très bien sa vie. Il quitte alors, malgré les protestations de sa famille regroupée là, le gecekondu où il avait passé quinze ans et s’installe dans une coopérative privée très chic non loin des bords du Bosphore. Peu après, il y sera élu au conseil d’administration et embauché comme comptable. Il évolue alors dans un milieu très aisé qu’il apprend vite à connaître. Pour parfaire son éducation, il commence par correspondance les études d’économie qu’il n’a jamais pu faire. Rares sont les personnes qui, parties de rien ou si peu, cumulent deux emplois et de nombreuses responsabilités professionnelles et sociales, et cela à 30 ans… Charges qui lui valent de devenir le recours pour toute sa famille, et même au-delà, pour trouver un emploi ou résoudre des problèmes en tout genre.
Or, Hüseyin K. n’est pas seulement un jeune cadre dynamique : il s’engage également dans des activités sociales et politiques. Tout d’abord dans sa résidence, où il tente d’empêcher la construction d’une mosquée en dirigeant un camp laïc à l'intérieur du conseil d'administration... ce qui lui vaudra des menaces de mort régulières des activistes du MHP . Mais Hüseyin K. est également actif dans un gecekondu d’Istanbul, où est regroupée la moitié de son village et où il s'engage dans l’association alévie (qui regroupe surtout les villages et familles liées à son lignage) jusqu’à la diriger aujourd’hui, non sans quelques conflits politiques dans ce quartier à l’atmosphère très tendue. Il y est apprécié notamment parce qu'il “ sait parler aux jeunes ” et ne ressemble pas aux dirigeants traditionnels, "paternalistes" et "autoritaires". Il a des projets originaux, veut, par exemple, installer dans l’association un petit musée où on rassemblera les objets champêtres aujourd’hui disparus, pour “ recréer l’atmosphère authentique du village ”. Ainsi, il s’intéresse à son passé et à ce lignage mystérieux dont il ne reste de traces écrites que dans quelques ferman ottomans… ou presque : récemment, l’un des membres de la branche rivale de la famille, avec l’aide de l’association de village qu’elle contrôle, a écrit un livre sur l’histoire et les mérites du lignage – tout en y affirmant sa descendance légitime - et s’est empressé de le mettre sur internet. C’en était trop pour Hüseyin K. : il décide de se mettre à la recherche de ses origines pour rétablir la "vérité". Il fait tout d’abord modifier son nom de famille - trop commun - en “ fils de ” pour affirmer sa descendance du fils aîné, donc légitime, du saint… auquel il fait ériger à ses frais un mausolée au village. Les partisans de sa branche commencent à porter leurs sacrifices à ce mausolée flambant neuf. Dès lors, Hüseyin K. passe ses week-ends et ses vacances entre archives ottomanes stambouliotes et la recherche de dedes et d'anciens à bonne mémoire dans les villages rattachés à son lignage. Il va bientôt terminer son livre, qui démontre l’insuffisance et la partialité de l'ouvrage rival et rétablit la "vérité", preuves à l'appui. Son site internet est déjà prêt à l’accueillir.
Mais la bataille est inégale : le dirigeant du clan rival, installé depuis une vingtaine d'années en Allemagne, y est maître de conférences à l’université, ce qui lui donne une certaine aura scientifique. Il est actif et reconnu dans la Fédération alévie d’Europe… à tel point qu’il fait partie des deux candidats importés d’Allemagne par le Baris Partisi, parti "de la paix", à connotation alévie, pour les élections de 1999, et est l’un de ceux qui a fait les meilleurs scores – il s’agit en effet d’une autorité dans la région, car tous ceux qui ont oublié "l’usurpation" le respectent – sans que ceux-ci atteignent toutefois les espérances du parti. Hüseyin K. pense aussi à faire de la politique, dès qu’il aura plus de temps, mais ne sait pas exactement dans quel parti s’engager.
Cette trajectoire construite sur plusieurs lieux témoigne d’investissements croisés : diverses ressources (descendance, savoir – sous ses différentes formes, argent, politique, notoriété etc.) sont accumulées, puis réinvesties dans une géographie qui lie le village, la région (définie électoralement, d’une part ; par les personnes liées à ce lignage, d’autre part - les deux ne se recoupant pas), deux gecekondu d’Istanbul, deux coopératives privées huppées, et une ville d'Europe. Les investissements dans le quartier et le village témoignent, en tout état de cause, de l’utilisation de ressources liées au local : "authenticité", ancrage, interconnaissance. Mais le local ne prend un sens plus large que dans la mesure où il est articulé à d’autres espaces qui offrent des dividendes plus importants et des ressources différentes (articulation à des discours politiques, ouverture sur l’Etat par le processus électoral pour le niveau national ; ressources financières, prestige, caution “ d’universalité ” et de “ modernisme ” pour l’Europe). C’est la conversion entre diverses ressources et différents lieux qui fait la force des stratégies et la centralité des médiateurs.

Territoires et réseaux sociaux entre contrainte et ressource identitaire

Dans cette perspective, le lieu peut être conçu comme champ de possibilités en éventuelle relation avec d’autres. La mise en réseau de différents lieux par les acteurs et le recyclage de ressources d’un espace à un autre peuvent alors être considérés comme stratégies. Ce qui compte n'est pas seulement la mobilité physique d'un entrepreneur, mais aussi, et peut-être surtout, sa possibilité de partir, ainsi que sa capacité à faire intervenir plusieurs territoires dans des stratégies. À partir de trajectoires d’entrepreneurs politiques ou identitaires, on peut éclaircir les utilisations de territoires, les relations différentielles entretenues avec eux, et les mises en relation de lieux.
Néanmoins, une telle approche montre des limites. Tout d'abord, si chaque lieu est porteur de ressources propres, il s'accompagne également de contraintes spécifiques. Les acteurs et les groupes disposent des ressources des espaces traversés ou investis, mais sont également soumis à leurs contraintes et limites inhérentes, qui influent à leur tour sur leurs stratégies : s'engager au village ou même au gecekondu nécessite de respecter une certaine éthique, des normes comportementales précises, qui pourront à leur tour être mal perçues dans d'autres contextes et limiter l'éventail des lieux susceptibles d'être investis. Pour cerner la perception des différences d'opportunités liées au contexte, ainsi que leur rôle dans les choix des acteurs, on peut utiliser le concept de "structure d’opportunité". Ce concept part de l'idée que l'action collective ne peut réussir que dans certaines conditions, et définit les conditions favorables ou non pour le succès des mouvements sociaux . À cela, il faut ajouter une seconde limite de cette approche : les ressources d’un espace ne sont pas forcément transposables ou convertibles dans d’autres lieux, ou seulement “ au rabais ”, comme le montre le relatif échec électoral du concurrent d'Hüseyin K .
Dans ces conditions, comment évaluer la part de contrainte et la part de ressource que représentent les territoires et les mobilités pour de telles stratégies identitaires ? On peut avancer que les formes de migration - comme la migration en chaîne - structurent les formes de mobilité (ses lieux privilégiés, ses rythmes) et, a fortiori, les structures d’opportunité liées à ces lieux (comme les ressources spécifiques liées au village, au bourg le plus proche, au gecekondu, à la ville européenne). Les formes de migration influencent également les stratégies identitaires, qui seront différentes selon si un groupe est dispersé dans l'espace et socialement, si les structures d’autorité se maintiennent ou se recomposent. Peut-on faire une typologie qui permettrait de mieux saisir comment les formes de migration structurent les ressources pour les stratégies identitaires ? Dans une telle typologie, le facteur temporel de la structuration des migrations est important : une migration subite et massive ne façonne pas les structures de mobilité et d'opportunité de la même manière qu'une migration continue, qui permet d'entretenir les relations durables entre le lieu d'origine et les points de chute. Cependant, les formes de migration ne déterminent pas les structures d'opportunités ni les stratégies identitaires. Les acteurs peuvent à leur tour élargir et recomposer l'éventail de lieux et de ressources formé par la migration initiale. C'est ce que fait Hüseyin K. lorsqu'il déménage dans une résidence huppée et y poursuit son engagement social à travers le conseil d'administration, l'articulant ainsi à des discours politiques nationaux et gagnant des dividendes financiers qu'il réinvestit ailleurs, par exemple au village.
Les réseaux sociaux mis en œuvre par ces migrations se trouvent également dans une dialectique entre ressource et contrainte pour ces constructions identitaires. En effet, les réseaux peuvent tout à la fois leur tenir lieu de contrainte (vecteur de mobilité qui influence fortement les lieux et les formes de migration ; contrôle social ; répertoire de rôles préexistants) et de ressource (réservoir de relations, possibilité de les densifier). Dès lors, la question pertinente est celle de l'utilisation et de la mise en relation de ces réseaux par les acteurs. Il semble que les réseaux restent centraux au-delà de la première période de migration, où ils sont utilisés pour la recherche de logement et d'emploi. En effet, ils se recomposent à la faveur des opportunités et des territoires investis . En outre, on assiste à des stratégies familiales de points de chute à moyen terme et à une diversification des utilisations des réseaux par les acteurs (stratégies d'investissement, entreprises créées en commun, occupation collective de créneaux professionnels, stratégies identitaires ou politiques) (Günes-Ayata 1990). À cet égard, si la mobilité s'appuie sur ces réseaux sociaux, elle peut également être le moyen de les élargir et d'intégrer de nouveaux acteurs, comme le montre encore une fois la trajectoire d'Hüseyin K.
Il est souvent difficile de distinguer réseaux familiaux, politico-religieux et communautaires, car ces derniers s'entrecroisent et s'interpénètrent à la faveur d'entrepreneurs qui les mettent en relation et tentent de les densifier ou de diversifier leurs registres. Ainsi, dans le quartier de gecekondu où est actif Hüseyin K., l'association alévie à vocation identitaire a été créée par les directeurs d'une vingtaine d'associations de villages, tous de la même région et reliés à un même lignage sacré. Peu après, cette association est reliée à une fédération alévie nationale, pour des motifs principalement financiers. Les réseaux villageois et infra-communautaires préexistants s'articulent dès lors sur un discours national, s'élargissent à des acteurs nouveaux, et s'enrichissent d'une composante identitaire, registre sur lequel, dès lors, les acteurs peuvent jouer, mais qu'ils ne peuvent pas ignorer.
Il semble ici pertinent de problématiser les constellations changeantes, les différentes échelles (famille nucléaire, famille étendue, village, tribu, mais aussi liens "faibles" comme les collègues de travail…), leur(s) articulation(s) et le(s) registre(s) mobilisé(s). Quelle est la marge de manœuvre des acteurs dans ces recompositions pour des stratégies identitaires ? Comment émergent des entrepreneurs de réseaux, et comment deviennent-ils centraux ? On peut à cet égard distinguer plusieurs facteurs, comme l'amplitude, la densité, la proximité, ou encore la multiplicité des réseaux mis en œuvre.
Faut-il pour autant opposer territoires et réseaux ? Certes, les réseaux sont dans une certaine mesure "déterritorialisés" (Badie 1995). Cependant, les réseaux mêmes font dans une certaine mesure territoire, et les espaces traversés peuvent être appropriés : on connaît la route, ponctuée de points de chute obligatoires ; des migrants d'Europe passant leurs vacances en Turquie, revenant du village pour prendre l'avion à Istanbul, s'arrêteront chez leurs parents à Ankara et parleront non seulement des nouveautés familiales, mais souvent aussi de la situation politique et "identitaire". En outre, les allées et venues peuvent même représenter une importante ressource identitaire, comme on le constate dans le cas d'Hüseyin K. qui passe le plus clair de son temps au volant de sa voiture. Surtout, à côté de ces liens "horizontaux", réticulaires, se constituent aussi des liens "verticaux" au territoire, avec des phénomènes d'appropriation de l'espace, de création de repères symboliques et identitaires, produisant ainsi des constellations en archipel.
Les constructions identitaires s'inscrivent largement dans ce cadre, dans des contextes sociaux et relationnels donnés. La trajectoire d'Hüseyin K. montre qu'il est difficile de penser les stratégies identitaires en-dehors de réseaux mobilisés, investis ou reconvertis, fonctionnant comme supports et ressources - même si elles n'y sont pas réductibles-. Ainsi, nombre de mobilisations qui semblent, au premier abord, purement identitaires s'appuient sur des réseaux sociaux. Par exemple, lors des émeutes "alévies" du quartier de Gazi à Istanbul en mars 1995, des groupes d'autres quartiers périphériques comme Ümraniye ou Okmeydani viennent très vite en renfort, probablement mobilisés dans un premier temps par des réseaux familiaux, villageois, politiques ou d'interconnaissance, plus que par un réflexe "identitaire". Il semble que l'identitaire ne soit ici qu'une ressource parmi d'autres, mise en relation avec d'autres ressources par des acteurs, notamment à la faveur de réseaux préexistants, élargis, voire créés. Cette analyse en termes d'utilisations différentielles des territoires et des réseaux, dialectique entre contrainte et ressource, ouvre la perspective théorique de la fluidité de la vie sociale.

Territoire et constructions identitaires : contexte, ressource et référence

Quel est, dès lors, le rôle du territoire dans les constructions identitaires ? Le territoire oscille entre contexte d'action, ressource et référence dans les stratégies identitaires. Contexte d'action, lorsque l'on fait jouer le registre identitaire pour une mobilisation électorale dans une circonscription donnée, comme ce fut le cas du rival d'Hüseyin K. aux élections de 1999. Ressource, lorsqu'il s'agit d'utiliser les ressources propres à un territoire donné, comme l'ancrage, l'interconnaissance ou "l'authenticité". Enfin, le référentiel territorial peut lui-même devenir identitaire. Par exemple, la métonymie "Sivas" est utilisée comme signal identitaire alévi à un niveau national, voire international (puisqu'elle est usitée également dans la migration) depuis le massacre qui y a eu lieu lors d'une manifestation culturelle alévie en 1993. Or, ce territoire est approprié symboliquement par d'autres groupes, et utilisé comme référence dans différents discours identitaires ou politiques nationaux. Même les mobilisations larges, qui se construisent souvent sur plusieurs espaces, peuvent ainsi se servir du territoire, du terroir comme d’une ressource symbolique ou réelle.
On peut ici interroger la distinction classique entre mobilisation territoriale (qui s'appuie largement sur le hemsehrilik, le "nationalisme de clocher", lui-même à géographie variable selon les utilisations qui en sont faites) et mobilisations politiques ou identitaires. En effet, les mobilisations territoriales autour de Sivas sont presque toujours intégrées dans des mobilisations politiques ou identitaires. Les associations de village, installées dans les métropoles ou en Europe, qui regroupent les villageois dans le but d'aider au financement des enterrements et d'investir dans le terroir d'origine, sont de plus en plus regroupées sur des bases identitaires ou politiques ; parallèlement, les fédérations à base territoriale et politiquement orientées se multiplient. Pour Sivas en tout cas, les mobilisations uniquement "territoriales" (dans le but d'investir au village ou dans la région), en dehors de toute prétention politique, se font de plus en plus rares.
À cet égard, il semble important de souligner que le village, contrairement aux énoncés des théories de la modernisation, n'a pas perdu sa pertinence – ni comme contexte d'action, ni comme référence, ni comme ressource. Les villages sont réinvestis, non seulement en raison des retours partiels des migrants du travail aujourd'hui à la retraite, mais aussi symboliquement. Ainsi on observe, notamment en milieu alévi, des déplacements de tombes, la création de mausolées, de pèlerinages, la mise en place d'un tourisme religieux à dominante rurale et à connotation identitaire forte. La pertinence du village comme contexte d'action et référence est encore visible en ville, dans la multitude des associations de village. De nombreux jeunes nés dans les métropoles se considèrent comme membres d'un village, même s'ils n'y sont jamais allés. Ainsi, si la frontière urbain / rural existe dans le regard des autres, elle est souvent transgressée dans les pratiques géographiques et sociales – pas seulement dans les stratégies identitaires - , et elle n'est pas forcément pertinente dans l'identité ressentie. Dans ce contexte qui fait intervenir la mobilité et une multiplicité de lieux en relation, la centralité ne demeure pas forcément un attribut des métropoles.

Conclusion

Dans une perspective de constructions identitaires, il semble nécessaire d'abandonner une vision "essentialiste" du territoire, visant à définir ce qu'un territoire "est", pour une vision "relationnelle". En outre, les lieux et espaces investis sont tour à tour contexte d'action, ressource, et référence, qualités qui ne sont concevables que dans une perspective relationnelle. Mais certaines questions méthodologiques restent ouvertes. Tout d'abord, comment travailler avec une vision relationnelle du territoire ?
À cet égard, l'analyse de trajectoires d'entrepreneurs identitaires et de leur utilisation de territoires permet de mettre à jour des stratégies plus ou moins clairement reconstituables. En ce qui concerne les "consommateurs" de discours identitaires, ou les reproducteurs de pratiques identitaires, il est cependant beaucoup plus difficile de reconstituer et de rendre compte de leurs pratiques territoriales, au-delà de leurs parcours migratoires.
Enfin, les approches de science politique et les théories de la transnationalité postulent souvent une dichotomie entre les pays d'accueil de la migration d'une part et les pays d'origine d'autre part. Les cas étudiés au cours de notre recherche indiquent plutôt une continuité de lieux différenciés, mis en relations par des structures (par exemple réticulaires) elles-mêmes activées par des acteurs, sans coupure claire. Si les constructions identitaires se jouent souvent sur plusieurs espaces, il semble qu’on assiste, plus qu’à une dichotomie radicale entre la Turquie et l’Europe, à une continuité de lieux différenciés et diversement investis, où la frontière nationale ne représente qu’un saut qualitatif parmi d'autres. Le terme de "translocal" semble ici plus approprié que le terme "transnational". On semble ainsi assister, au niveau des stratégies identitaires et politiques, à une articulation importante entre mobilisations internes et externes, qui met en relation, de manière différentielle, champs migratoires internationaux et formes de mobilité internes. Cette géographie qui dépasse le cadre de l'Etat-nation donne aux acteurs la capacité de définir les territoires pertinents ; elle nécessite un regard renouvelé sur le rôle de la territorialité dans les stratégies politiques et identitaires.

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