Depuis la lointaine mention d’Amedou dans les annales royales assyriennes, au début du premier millénaire avant notre ère, Amida a traversé l’histoire et survécu à la domination d’une dizaine d’Empires sans perdre un nom que l’on retrouve – sous sa forme classique Amida - au IVe siècle ap. J.-C., soit plus de douze siècles après sa première attestation - sous la plume du dernier grand historien païen Ammien Marcellin : c’est dire la forte originalité d’une cité qui ne fut étrangère à aucune des cultures, langues ou religions qui façonnèrent cette région du monde.
Sa situation géographique explique en partie cette position exceptionnelle, de même que cette longévité historique. Sise sur le cours supérieur du Tigre, à la limite du plateau nord-mésopotamien et des montagnes du Taurus, Amida se trouve à la limite septentrionale du croissant fertile néolithique. Dès l’âge du bronze ancien, à la périphérie immédiate du monde des grandes cités-états sumériennes, elle est au contact entre les aires civilisationnelles sémitique et indo-européenne.
Une cité connue dès l’âge du Bronze ( III-IIe millénaires avant J.-C.) ?
Si l’archéologie doit nous renseigner plus précisément sur son statut et son importance tout au long du deuxième millénaire, il est déjà établi que Diyarbakir recelait un établissement d’importance, sur le tell d’Iskale, à l’aplomb du Tigre.
Amida existe en tant qu’agglomération, et peut-être que forteresse bien avant d’être désignée sous ce nom au moyen-Empire assyrien, au vu du caractère crucial de sa position. Le témoignage de la célèbre stèle du roi Akkadien Naram-Sin (vers 2200 av. J.-C) découverte à Pirhüseyin (NE de Diyarbakir), décrit la région comme économiquement et militairement cruciale : or Diyarbakir en est le site clé. Peut-être faut-il assimiler la ville à la cité d’Eluhat ou Elahut, connue des annales royales akkadiennes puis medio-assyriennes. Elle aurait gardé ce nom jusqu’au Moyen-Empire assyrien, jusqu’à époque où les Araméens s’y installent (courant du XIIIe s).
La capitale d’un royaume araméen… puis d’une province néo-assyrienne au début de l’âge du fer (fin IIe- Ier millénaire)
C’est en tout cas au début du premier millénaire que le nom d’Amed entre dans l’histoire : sa première attestation dans les sources littéraires est datable de l’année 866 av. J.-C. Capitale de la principauté araméenne du Bit-Zamani, elle est alors assiégée par le roi assyrien Assurnasirpal II, qui ne parvient pas à franchir ses murailles. Son successeur, Salmanazar III, la soumet définitivement : elle devient le siège du gouvernement de la province la plus septentrionale de l’empire néo-assyrien. Les Annales royales consignent les noms et la correspondance de plusieurs de ses gouverneurs tout au long du VIIIe et jusqu’au début du VIIe siècle.
L’ère Achéménide
Au milieu du VIe siècle av. J.-C., sous Cyrus le Grand, Amida est incorporée à l’empire achéménide. Point de passage obligé sur le faisceau de routes conduisant de la Mésopotamie et de l’Est iranien jusqu’au cœur de l’Anatolie, par-delà les passes du Taurus, elle est une étape majeure de la Voie Royale qui, à partir du règne de Darius Ier, relie la Perse à la mer Egée et aux régions septentrionales de l’Arménie. Conjuguée à cette proximité immédiate avec l’aire arménienne, cette position privilégiée explique en grande partie son importance géopolitique ultérieure, dans le contexte de confrontation séculaire entre le monde iranien et gréco-romain. Durant des siècles, la ville constituera en effet un enjeu stratégique, alternativement occupée par les deux puissances, jusqu’à ce que la conquête arabe, au VIIe siècle de l’ère chrétienne, ne règle durablement la question de son appartenance politique.
Amida hellénistique (IVe siècle-fin du IIème siècle av. J.-C.)
L’époque hellénistique plonge la ville dans l’orbite classique grecque à la fin du IVe siècle. Si on ne sait rien de son statut précis dans le cadre de l’Empire éphémère d’Alexandre, elle est certainement intégrée au royaume des Séleucides sous le premier de ses dynastes, le Diadoque Seleucos Ier. Momentanément rattachée à l’orbite arménienne lors de la sécession des satrapes de la région, au début du IIe siècle av. J.-C. – elle est alors rattachée au royaume de Sophène – la ville regagne le giron séleucide et de nombreux indices plaident en faveur d’une fondation royale d’Amida sous le règne du roi Antiochos IV Epiphane, en 165-164 av. J.-C. C’est sans doute alors que l’antique cité acquiert pour la première fois son statut de polis grecque, sous le nom d’Epiphaneia du Tigre.
L’hypothèse d’une fondation hellénistique d’Amida a été récemment relancée par l’étude d’un texte syriaque, la Chronique dite de Zuqnin, plus couramment appelée Chronique du pseudo-Denys de Telle Mahré. Datant de la fin du VIIIe siècle de notre ère, ce texte, probablement rédigé par un ecclésiastique de la région de Diyarbakir, s’inspire étroitement de la grande chronique universelle d’Eusèbe de Césarée qui détaille les fondations urbaines opérées, tout au long de l’histoire hellénistique, par les rois séleucides. Le moine de Zuqnin est le seul à faire état d’une fondation royale d’Amida à la fin du IVe siècle avant J.-C., par le Diadoque Séleucos Ier, fondateur du royaume qui succéda, dans sa partie orientale, à l’éphémère empire d’Alexandre le Grand. Amida y est associée aux fondations des cités d’Antioche sur l’Oronte, d’Apamée de Syrie, de Laodicée et de Séleucie, enfin d’Edesse et de Pella.
S’il paraît difficile d’associer Amida au nom du fondateur du royaume séleucide, il est en revanche plausible sinon probable que cette dernière ait été promue comme une polis par l’un de ses successeurs, en l’occurrence le roi Antiochos IV Epiphane (175-163 av. J.-C.). C’est en effet ce dynaste qui octroya probablement une ville du sud de l’Arménie le titre d’Epiphaneia sur le Tigre, au témoignage du lexicographe byzantin Etienne de Byzance. Une telle promotion de la vieille ville du Tigre expliquerait le destin civique ultérieur d’Amida en même temps qu’elle comblerait le vide étonnant qui, jusqu’à présent, obérait, pour l’époque hellénistique, l’existence d’une ville qui conserva, depuis l’époque tardo-assyrienne, à la fin du IIe millénaire avant notre ère, jusqu’au bas-Empire romain, son nom inchangé.
Capitale de la Sophène ?
Lorsque la domination grecque se défait en Orient, sous l’effet de la conquête Parthe, Amida se retrouve à nouveau au sein du royaume «arménien» de Sophène (l’antique Supani des sources assyriennes), une principauté autonome du sud de l’Arménie, sans que l’on puisse déterminer si elle en fut la capitale administrative ou l’une de ses villes principales.
Ville arménienne sous Tigrane le Grand (95-55 av. J.-C.)
Conquise par le roi Artaxide Tigrane II le Grand, Amida est intégrée au grand royaume éphémère d’Arménie. On l’a longtemps identifiée à sa capitale, la cité royale de Tigranokerta, même s’il semble aujourd’hui qu’il faille abandonner cette hypothèse au profit de Martyropolis/Mayyâfâriqîn (Silvan), ou encore Arzen, un peu plus à l’est.
Ville principale – capitale ?- d’un royaume-client de Rome (Vers 60 av. J.-C – 116 ap. J.-C.)
Lorsque Pompée réorganise l’Orient à la suite de sa victoire sur le roi Mithridate, Amida se retrouve à nouveau au sein du royaume de Sophène, désormais lié à l’empire romain. Il est bien difficile de savoir, faute des sources explicites, dans quelle mesure et à quelles dates l’état parthe voisin imposa ou non son hégémonie sur la région d’Amida. En 66 ap. J.-C., sous le règne de Néron, la Sophène fut reconduite comme royaume-client de Rome, jusqu’à ce que les conquêtes orientales de Trajan n’intègrent Amida pour la première fois dans l’administration provinciale romaine (116 ap. J.-C.).
Ciuitas romaine sous Trajan ?
C’est alors qu’Amida devint sans doute pour la première fois de son histoire une ciuitas romaine. Elle est à cette date le point le plus avancé du limes romain, au confront des Parthes. Mais ce statut fut éphémère, puisque la ville tomba dans la domination iranienne deux années plus tard, Hadrien, le successeur de Trajan, ayant décidé de ramener la frontière de l’empire romain en deçà de l’Euphrate.
Ciuitas romaine – Métropole ? – sous les Sévères (198- vers 250 ap. J.-C. ?)
C’est dans la première moitié du IIIe siècle qu’Amida devient une cité romaine d’envergure. C’est alors sans doute que fut édifié son grand théâtre, qui atteste la vigueur et l’importance de son corps civique. Vers 250, la Mésopotamie revient dans le giron iranien.
Ville des Sassanides (250-287 ap. J.-C.)
Durant une quarantaine d’années, Amida repasse donc sous la domination perse, cette fois sassanide. Les sources, quelque peu lacunaires, ne permettent guère de connaître sa position institutionnelle précise durant cette nouvelle parenthèse iranienne.
Sentinelle avancée de l’Empire romain (sous la Tétrarchie et le règne de Constantin le Grand)
L’intermède iranien prend fin sous la Tétrarchie, en 287 ap. J.-C., sous le règne de Dioclétien. Amida se trouve à nouveau projetée sur l’avant scène des rapports romano-perses, unique cité d’importance durant dix ans sur le limes mésopotamien, avant que les victoires de Galère et la conclusion du traité de Nisibe (298) ne l’installent durablement comme propugnaculum imperii, sentinelle avancée de Rome, rôle qu’elle ne cessera d’assumer jusqu’à la fin de la domination byzantine sur l’Orient.
Capitale du district frontalier nord-oriental sous Constance II (337 ap. J.-C.)
A la fin du règne de Constantin, Amida est refondée par son fils Constance dans la perspective d’une offensive militaire de grande envergure contre l’Empire perse. Elle est alors officiellement refondée, prend le nom de Constance, est chargée de superviser un district militaire et politique très étendu : il comprend l’ensemble des principautés transtigritanes, que les sources dénomment parfois satrapies arméniennes, des états-clients qui constituent, de part et d’autre du Tigre, une zone-tampon séparant le territoire romain de l’empire sassanide, entre Amida et la frontière perse. Il est probable que les caractéristiques culturelles de la ville, partie intégrante depuis de siècles de ces états transtigritans, a beaucoup joué dans le choix fait par Rome de lui attribuer un tel rôle.
Métropole de la Mesopotamia romaine
En 359 ap. J.-C., Amida est dévastée par le shah Sapor II. Elle reste néanmoins dans le giron romain, ayant permis, par une résistance de plus de deux mois, d’empêcher l’invasion générale de l’empire. Quatre ans plus tard, elle devient la métropole de la province de Mesopotamia, et ce jusqu’à la fin de la domination byzantine sur cette région de l’Orient, c’est-à-dire jusqu’à la conquête arabe en 639 ap. J.-C.
La ville s’affirme alors comme l’une des trois cités majeures de l’Orient byzantin, avec Antioche et Edesse. Tant dans le domaine politique que culturel et religieux, elle joue un rôle de premier plan. A la fois centre de littérature chrétienne syriaque – plusieurs grandes chroniques universelles furent composées à Amida -, et d’un style architectural original, synthèse des influences romaines classiques et d’emprunts iraniens, la ville rayonna bien au-delà des frontières de l’état byzantin, puisque les Perses, aux dires de Josué le Stylite, lui empruntèrent même la technique et l’usage des thermes, qu’ils propagèrent dans tout l’Iran.
Tout à la fois ville de frontière et de centralité, capitale et carrefour de peuples et de langues, Amida, plus que toute autre ville, exprime la rencontre et l’échange. A l’ombre de sa muraille millénaire se mêlèrent, sans exception aucune, toutes les cultures classiques de l’Orient et de l’Occident antique. A la fin de l’antiquité, on y parlait sous des formes anciennes le Kurde, le Syriaque, l’Arménien, le Perse, le Grec, le Latin, l’Hébreux, enfin l’Arabe.