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En France, les jeunes issus de l’immigration turque constituent un ensemble hétérogène. Ils doivent se positionner dans une situation communautaire complexe et négocier leur identité entre deux séries de normes : celles du pays de leurs parents et celles du pays d’accueil. Partant de leurs “ ressources culturelles ”, ils élaborent donc différentes “ stratégies ” identitaires.
Afin de mieux saisir le cas de ces jeunes, nous présenterons d’abord quelques traits caractéristiques de l’immigration turque et la place occupée par les réseaux de solidarité en situation migratoire. Il nous sera ensuite possible de réfléchir sur des outils méthodologiques et divers points de vue théoriques afin d’affiner nos méthodes de recherche.
Les ressortissants turcs constituent un groupe important : plus de 3 millions de personnes en Europe. Les ouvriers originaires de Turquie ont commencé à émigrer vers la France suite à la saturation du marché du travail en Allemagne, en 1962 . En 1966, la France a conclu un accord de recrutement avec la Turquie. Malgré des mesures sur l’arrêt des migrations de Turquie vers l’Europe (1973 en Allemagne et 1974 en France ), la tendance s’est orientée vers une installation définitive . L’immigration s’est poursuivie par le biais du regroupement familial et des demandes d’asile politique . Elle continue actuellement avec les mariages : “ Les jeunes se marient bien souvent avec un conjoint turc anatolien, lors des congés, occasionnant des regroupements en chaîne ” . Au début des années 1980, les Etats de la CEE ont promulgué des lois d’encouragement au retour définitif des ouvriers en Turquie. Cependant, cette aide financière n’a pas davantage motivé les immigrés. Le projet de retour est toujours présent dans l’esprit des immigrés turcs, mais sous une forme “ mythique ” ou “ utopique ”, dans l’attente de la retraite ou de la fin du désordre politique et économique en Turquie . Les retours en Turquie sont généralement provisoires et/ou ne concernent que quelques membres de la famille. La vague migratoire de Turquie vers la France a ainsi généré une présence turque assez dense : on compte aujourd’hui à peu près 300 000 immigrés originaires de Turquie en France.
Migrer pour améliorer sa situation économique ou pour des raisons politiques n’a rien d’exceptionnel. Cependant les immigrés turcs présentent des traits spécifiques par rapport à d’autres populations immigrées en France. Il faut souligner toutefois, que ces traits ne sont pas seuls représentatifs des critères de l’intégration de cette population à la société française.
Les immigrés originaires de Turquie constituent un cas assez particulier : comme les Maghrébins, ils sont majoritairement musulmans, mais n’ont pas de liens historiques avec la France. La Turquie n’a jamais été colonisée et fut, au contraire, avec l’Empire ottoman, une puissance mondiale. De cette absence de lien historique avec la France, découle une connaissance réciproque assez superficielle. En outre, selon Dominique Schnapper, les immigrés originaires de Turquie “ gardent le souvenir intériorisé, même s’il est informulé, de la gloire de l’Empire ” et créent ainsi une identité ethnique qui se différencie des “ autres ” immigrés musulmans en France, en élaborant un discours cohérent sur la supériorité de leur culture, leur fierté nationale, et leur fierté ethnique. Il est vrai qu’un lien historique comme le passé colonial est un facteur non négligeable pour comprendre le sens que les individus donnent à leurs parcours, leur perception de soi et de l’autre. Toutefois il semble que la spécificité de l’immigration turque demande d’autres explications.
Un autre point qui mérite d’être souligné est l’hétérogénéité de cette population du point de vue de l’appartenance religieuse et ethnique. Selon leur origine ethnique et géographique les immigrés ressortissants de Turquie manifestent leur différence par leurs origines religieuses (musulmans et chrétiens) et leur obédience à telle ou telle école juridique religieuse (mezhep). Il faut noter que la plupart des recherches sociologiques sur l’immigration turque constatent une hétérogénéité au sein de la population immigrée, mais la prennent rarement en considération dans leurs explications sociologiques.
Chez les immigrés musulmans, le caractère hétérogène des obédiences (sunnisme, alévisme et autres ordres) montre la pluralité de l'Islam turc. Cette diversité, qui a donné naissance à un Islam libéral -avant même la proclamation de la République- rend discutables les interprétations qui font de l'Islam une entité unique et homogène. Il faut souligner que les Turcs ont été convertis à l’Islam tout en gardant leur langue et en conservant leurs pratiques matrimoniales antérieures à l’Islam. De plus, la Turquie est un pays qui vit un processus de modernisation depuis le XIXe siècle . Avec la fondation de la République (1923), on assiste à l’application par les élites kémalistes d’une série de réformes visant à transformer et à moderniser la société turque . La méconnaissance de “ l’Islam turc ” amène certains chercheurs travaillant sur l’immigration turque en France, soit à poser des questions dénuées de sens, soit à formuler des interprétations discutables .
Enfin, cette immigration de main-d’œuvre non qualifiée a les caractéristiques d’une migration en chaîne. Malgré les recrutements anonymes organisés par les pays d’accueil et la Turquie, l’enchaînement de migrations vers l’Europe se réalise à travers les réseaux de solidarité régionale de la communauté de départ. Marcel Bazin affirme que “ l’immigration turque vers l’Europe commence par le départ temporaire d’hommes jeunes en quête de travail, qui font ensuite venir leur famille en cas de succès ; elle s’appuie sur des réseaux de solidarité familiale et locale (hemserilik : le fait d’être “ voisins ”, de venir sinon du même village, du moins d’une même micro-région) ; elle aboutit donc à des phénomènes de ségrégations marquées en fonction de l’origine géographique et éventuellement ethnique ” . Aujourd’hui la communauté immigrée originaire de Turquie en Europe a pris une dimension transnationale grâce à ces réseaux de solidarité familiale et locale .
Le présent travail consiste en une mise au point méthodologique et conceptuelle d’une recherche menée auprès de “ jeunes issus de l’immigration ” qui font leurs études supérieures en Ile-de-France . Il ne s’agit pas de présenter les données d’une recherche inachevée, mais plutôt d’articuler une réflexion sur les outils méthodologiques et les points de vue théoriques afin d’affiner les méthodes de recherche sur les jeunes issus de l’immigration.
L'existence des réseaux de solidarité familiale et locale (hemserilik) est un fait pertinent concernant la population originaire de Turquie. Les recherches montrent “ le caractère primordial des réseaux de parenté (akrabalik) dans la réussite du projet migratoire, dans les pratiques matrimoniales, pour l’accès à l’emploi, les investissements ” . Les immigrés obtiennent le plus souvent leurs postes de travail et leurs lieux d’hébergement à l’aide des réseaux de solidarité ; ainsi, ils ne se trouvent pas déracinés et solitaires dans les pays d’accueil même s’ils sont venus par recrutement anonyme. De plus, ces réseaux sont connectés aux réseaux idéologiques (politiques ou politico-religieux) existant dans le champ migratoire . Selon Hamit Bozarslan, “ l’absence de l’Etat et l’arrivée massive des familles dont les besoins étaient multiples, amena des forces, qui, à l’époque du moins, étaient marginales sur la scène politique turque à investir le domaine de l’émigration. Elles purent ainsi, dans de nombreux cas, occuper la position d’interlocuteurs entre émigrés et société d’accueil, proposer des solutions à la quête identitaire en surchargeant le domaine symbolique, en proposant de résoudre la crise par l’identification à une idée, proposée à la fois comme normative dans l’immigration, porteuse donc de régularité et d’un sens quotidien, et comme seule susceptible de garantir le lien avec le pays d’origine. ”
Il faut noter que ces réseaux de solidarité régionale ont des effets semblables dans la migration vers la France et dans la migration interne à la Turquie (exode rural). Dans ce dernier cas, les sociologues soulignent qu’il y a souvent quelques familles qui jouent le rôle d’avant-garde et que les autres familles d’une même origine régionale les suivent dans la trajectoire de la migration . Ces migrations en chaîne ont constitué, à partir des communautés de départ, de nouveaux réseaux de solidarité régionale (hemserilik) au sein des grandes villes .
Mübeccel Kiray explique ces réseaux de solidarité comme étant un outil d’adaptation de la société paysanne pré-industrielle à la société urbaine industrialisée et fortement spécialisée ; le passage d’une société fondée sur la solidarité mécanique caractérisée par des relations intimes et primaires, à une société fondée sur la solidarité organique, caractérisée par des relations anonymes . Elle soutient que ces réseaux de solidarité sont une conséquence historique d’un système pré-industriel : “ le patronage ”. La première forme de patronage est le soutien parental organisé autour de la personne qui tient le rôle de guide, le plus souvent l’homme le plus âgé de la communauté, qui se charge de résoudre les problèmes comme ceux liés au travail, au mariage, au logement, etc. Les réseaux de solidarité de la communauté sont une autre forme plus développée de ce patronage, qui permettent de trouver un travail, un logement, etc. Il faut souligner qu’en Turquie les réseaux de solidarité aident aussi à résoudre les problèmes soulevés par la relation entre l’individu et l’Etat, et pallie au manque de savoir-faire des émigrés dans leurs relations avec les services publics.
Ces réseaux de solidarité sont partie intégrante de la migration comme de la structure sociale communautaire en Turquie. Cependant, il est moins évident de considérer les immigrés ou les jeunes issus de l’immigration turque comme une population qui redéfinit “ ses identités continuellement en fonction des contextes et des opportunités offertes par les différents réseaux sur lesquels repose l’expérience migratoire ” .
Les recherches que nous avons menées auprès des jeunes issus de l’immigration turque en Ile-de-France ont fait apparaître le rôle important des réseaux dans l’élaboration des différentes stratégies identitaires. Toutefois, il ne faut pas oublier que ces réseaux contribuent aussi à la conservation des valeurs du groupe et à l’entretien du contrôle de la communauté. Dans ce type de situation, le contrôle social de la communauté peut être très coercitif surtout vis-à-vis des femmes et des jeunes filles qui représentent l’honneur de la communauté.
Le code de l’honneur et le système de parenté constituent par ailleurs des piliers de la structure sociale communautaire en Turquie et dans la migration. Selon Nukhet Sirman, “ l’identité dans la parenté turque ” est liée au code de l’honneur : “ Pour les hommes et les femmes, l’identité sociale dépend de leurs qualités en tant que personnes morales, c’est-à-dire de leur honneur, code en fonction duquel ils agissent, et selon lequel leur comportement est interprété. L’honneur appartient aux personnes, aux maisons et aux communautés. Le code d’honneur différencie les personnes en fonction de l’âge et du sexe, en les plaçant dans une relation particulière d’autorité et de soumission dans la maison et entre parents et dans une situation de compétition agressive avec ceux qui appartiennent à d’autres maisons ” .
Ainsi, on peut “ faire du migrant un acteur et envisager la migration comme ressource et stratégie ” pourtant il est plus difficile de dire que cet acteur est “ toujours conscient de ce qu’il est et de ce qui le détermine ” . Selon Alain Moreau, “ une telle position ne peut être tenue à l’extrême, à moins de faire fi des apports de la théorie psychanalytique ” . De plus, il semble que les immigrés ou les jeunes issus de l’immigration ne sont pas des acteurs aussi libres dans leur interaction avec le social. D’une part, les réseaux familiaux, religieux, politiques, géographiques (villageois ou régionaux) et économiques, ne sont pas seulement mis en œuvre par les immigrés ; ils demandent aussi une certaine allégeance et appartenance. D’autre part, “ les individus, pas plus que les groupes, ne sont libres d’affirmer unilatéralement cette identité. Dans cette interaction avec le social (…) ils ont affaire à des conduites par lesquelles autrui leur attribue lui-même des caractères en même temps que des valeur” .
Selon Selim Abou, les jeunes issus de l’immigration, “ partagés dès l’enfance entre l’école et la maison, la société d’accueil et le groupe ethnique, sont acculés à intérioriser les deux codes culturels en présence et le conflit qui résulte de leur rencontre ” . Sur le terrain, il y a des jeunes qui parviennent à concilier les deux séries de normes (celle du pays d’origine des parents et celle du pays d’accueil), c’est-à-dire qu’ils sont capables de jouer avec deux systèmes de référence en fonction des situations. D’autres jeunes, au contraire, n’arrivent pas à concilier les deux, et d’autres encore le peuvent uniquement dans un contexte défini. Il n’est donc pas possible d’élaborer des interprétations générales. Les jeunes issus de l’immigration “ ne se débarrassent pas des modèles de penser et de sentir de leur culture d’origine pour adopter tels quels ceux de la culture du pays d’accueil. Le passage de l’une à l’autre n’est ni direct ni immédiat ” .
Quant au mariage, moment crucial pour les immigrés turcs, les attitudes des jeunes peuvent être diversement interprétées. Le mariage immigré apparaît bien souvent comme un instrument de maintien du lien avec la Turquie et de résistance à la dégradation des valeurs traditionnelles d’origine : “ la prépondérance du pays d’origine dans les choix matrimoniaux est de nature à perpétuer la communauté en lui injectant sans cesse du ‘sang frais’ et à enrayer les effets de l’intégration lorsque celle-ci risque d’échapper au contrôle de la première génération ” . Par ailleurs, le mariage semble aujourd’hui le seul moyen sûr de faire venir un membre de la famille en France.
Les recherches que nous avons menées font apparaître que, dans la plupart des cas, les jeunes -afin de concilier l’impératif communautaire du mariage arrangé et d’exprimer leur propre volonté- essayent de trouver leurs futurs conjoints eux-mêmes, au sein de la communauté originaire de Turquie en France. Ce sont surtout les filles qui déclarent préférer choisir leur futur conjoint au sein l’immigration turque en France plutôt qu’en Turquie. Dans l’ensemble, filles et garçons admettent l’importance, pour eux comme pour leur famille, de l’origine de leur futur conjoint.
D’autres recherches mettent en évidence des stratégies de conciliation avec cet impératif communautaire chez les jeunes : “ Les filles savent très tôt qu’elles devront se plier au choix de leurs parents, même si les dissensions entre eux permettent des négociations. Elles trouvent toutefois certaines compensations : en faisant de nécessité vertu, elles se donnent pour la suite les moyens de s’imposer. La procédure de regroupement leur permet d’entrer dans la vie professionnelle, et donc d’acquérir une plus grande marge de liberté, notamment financière. Quand le mari arrive, il ignore la langue et les lieux et dépend de sa femme, qui, elle, au contraire, est sans beaux-parents et libérée de l’autorité de son père ” .
Nous ne nous arrêterons pas sur les limites de la liberté de la fille ou sur la position occupée par le mari , ni sur une telle absence du code d’honneur ou sur le type même de ce mariage. Ces exemples ne prouvent certes pas l’absence d’un impératif communautaire concernant le mariage, mais ils illustrent les tentatives de conciliation avec cet impératif. Toutefois, il semble que les différentes manières de négociations restent individuelles ; l’approche sociologique doit donc être plus minutieuse.
En rupture avec l’ancien point de vue qui “ tend à faire des migrations la résultante quasi mécanique d’une contrainte (…) à laquelle le candidat-migrant serait irrépressiblement soumis ” , les discussions et débats contemporains proposent une image de l’immigré comme un acteur agissant librement et visant toujours ses intérêts individuels sans prendre en compte ses appartenances communautaires, une image des jeunes issus de l’immigration parfaitement capables de jouer avec les deux cultures et de se réaliser librement en dehors des pressions communautaires.
Après l’utopie de “ l’Homme nouveau ”, remarque Pierre André Taguieff, “ surgit donc celle de ‘l’Homme mobile’, l’utopie de l’individu sans héritages ni appartenances, sans mémoire et sans histoire, mais ultra-mobile, hyper-malléable et indéfiniment adaptable. Il est sans famille, sans ascendance ni descendance, il n’est que responsable que de lui-même, de sa vitesse et de sa flexibilité. Il n’a d’identité que provisoire, éphémère ; il rêve même d’en changer comme le chemise. Il s’idéalise, dans le discours publicitaire contemporain, en ‘nomade’ et en ‘métisse’, il se célèbre comme un ‘hybride’ toujours ‘en mouvement’ ” .
Ainsi, il faut d’abord tenir compte de l’hétérogénéité des jeunes issus de l'immigration turque et sortir de la vision dualiste qui considère ces jeunes, soit comme des personnes soumises à la pression communautaire, soit comme des individus ultra-mobiles, indéfiniment adaptables et capables de faire une synthèse parfaite de deux cultures.
L’objet sociologique que constituent “ les jeunes issus de l’immigration ” appelle donc à une analyse plus profonde en s’appuyant sur une recherche de terrain s’articulant autours de diverses variables : âge, sexe, âge d’arrivée en France, origine ethnique, origine religieuse, trajectoire familiale, trajectoire scolaire et réseaux de solidarité qui sont mis en œuvre pendant l’expérience migratoire des parents. Ce n’est qu’autour de telles études de terrain qu’il nous semble possible de produire une réflexion objective et pertinente à propos des jeunes issus de l’immigration turque.