Village ayant subi l’exode rural, comme toute la région de Yozgat (Anatolie Centrale, Turquie) dans laquelle il se situe, Büyükkışla a cette particularité de connaître depuis quatre ans une renaissance alors même qu’il avait totalement disparu vingt ans auparavant et que ses habitants semblaient en avoir fait le deuil. Réinvestissant ce lieu “ physiquement ”, avec la reconstruction de maisons, comme “ symboliquement ”, à travers la création d’une association, les anciens villageois, maintenant ankariotes ou gurbetçi (exilé – migrant) mettent en place un processus de patrimonialisation de ce territoire.
Ce phénomène de retour est impulsé par Duran, un ancien göç (migrant) de France qui a effectué en 1996 son retour “ définitif ”. Si cet homme d’une cinquantaine d’années est devenu très rapidement mon “ informateur privilégié ”, nos relations ne s’arrêtent pas là : cherchant à rendre compte de son étonnant parcours dans le cadre de ma thèse, je suis aussi ce que l’on pourrait appeler son “ biographe ”. L’objectif principal de cette biographie ne réside pas dans l’élaboration d’une illustration, d’un simple exemple visant à donner chair à un discours ethnologique qui nous entraînerait dans l’un des travers si bien décriés par Passeron (1990) : celui de croire que, parce que plus suggestive par l’expérience “ vécue ” qu’elle offre, la biographie est forcément plus pertinente et se justifie par ce biais d’elle-même, sans qu’aucune interrogation méthodologique ne lui soit portée . Si je cherche à explorer plus avant les ressorts de cette vie, c’est qu’en arrière-plan se profile l’ambition de mieux comprendre comment s’articulent la liberté individuelle, les rôles qu’endossent les individus pour pouvoir se mouvoir, avec plus ou moins d’efficacité, au sein d’un paysage social et les normes sociales comme contraintes mais aussi comme édificatrices de ces rôles. Or, il semble que la biographie soit “le lieu idéal pour vérifier le caractère interstitiel de la liberté dont disposent les agents comme pour observer la façon dont fonctionnent concrètement des systèmes normatifs qui ne sont jamais exempts de contradictions” (Lévi, 1989 :1333). Plus largement, il s’agit de montrer que si, bien évidemment, le contexte social imprègne un individu, contexte qu’on ne peut se passer de décrire, —“ les biographies ne parlent pas toutes seules ” disait Lévi-Strauss à propos de Soleil Hopi (1948)— il faut aussi souligner comment ce même individu influence le contexte social, joue avec ses normes, se dégage un espace de liberté.
Pour ma part, répond en écho à cette approche biographique, une notion largement utilisée en sciences sociales : celle de “ réseau social ”. Elle paraît en effet “ tout à fait utile dès lors qu’on s’intéresse à des individus et à l’usage qu’ils font de leurs rôles plutôt qu’à des rôles et à la manière dont ils investissent des individus ; à des pratiques qui jouent des limites institutionnelles ou qui les traversent plutôt qu’à des pratiques qui les confirment ” (Hannerz, 1980 : 225), à condition de ne pas céder à une rationalisation outrancière des acteurs, travers dont nous met justement à l’abri une approche biographique.
C’est dans cette perspective que s’inscrit l’exploration d’un chapitre de la vie de Duran, celui de son expérience migratoire en France (1973-1996). Cette “ chronique d’un exil (gurbet) ” est finalement une mise en débat de cette posture méthodologique qui tente de corréler une approche biographique à une approche réticulaire dans l’espoir de rendre plus intelligible ce que l’on pourrait nommer “ la fluidité de la vie sociale ”.

Où Duran apprend ce “ dur métier qu’est l’exil ” …

La famille de Duran fait partie de cette classe de villageois légèrement aisée, suffisamment riche pour permettre à ses enfants mâles de migrer ; migration synonyme d’une promotion sociale non négligeable. Il serait cependant erroné de croire que le départ de Duran pour la France s’inscrit dans un vaste projet familial : le candidat familial désigné à l’immigration n’est pas lui mais son frère cadet qui fut le premier à tenter l’aventure à Ankara comme poissonnier. Par la suite, son mariage confirma cette sélection parentale comme migrant, car il était bien plus “ stratégique ” d’un point de vue migratoire que celui de son frère aîné : en épousant la fille du premier kislali (originaire de Büyükkisla) à avoir migré en Allemagne, il lui devenait facile de partir comme “ gendre ”. À la différence de son frère, Duran ne profite d’aucune stratégie familiale pour migrer mais d’une “ occasion ”. Revenu en 1973 de son service militaire où il avait appris des rudiments de maçonnerie, il se présente comme maçon au bureau de l’IIBK qui l’envoie quelques mois plus tard à Narbonne (sud de la France). Ce départ, pris en charge par l’Etat, ne nécessite donc aucun investissement financier de la famille . Plus que d’une politique migratoire familiale, il est le fruit de la chance : sur la trentaine de jeunes candidats, deux seulement sont retenus.
Duran arrive donc à Narbonne avec un groupe de douze autres migrants en 1973 : les premiers Turcs de Narbonne. La CFDT apprend alors l’existence de ce groupe d’immigrés et envoie deux femmes donner des cours d’alphabétisation. Assez rapidement, Duran va se distinguer de ses compatriotes par une ardeur au travail peu commune, par sa capacité d’apprentissage du français , lui qui n’a pas eu la chance de poursuivre ses études au-delà de l’école primaire, mais aussi —contrairement à ses collègues— par la compréhension des avantages que peut lui procurer la fréquentation de ce syndicat. Il noue des relations qui se révèlent forts utiles lorsque l’entreprise de bâtiment qui l’embauchait dépose le bilan neuf mois après son arrivée en France.
Trois possibilités s’offrent alors à notre gurbetçi : la première est de retourner en Turquie, solution à vrai dire inimaginable tant ce retour “ prématuré ” signifie pour lui un aveu d’échec ; la deuxième est de partir comme les douze autres turcs aux quatre coins de la France pour retrouver d’autres familles turques et un travail ; la dernière est de rester sur place. Alors qu’il maîtrise encore peu la langue française et qu’il pourrait rejoindre un cousin à Strasbourg, Duran prend la décision de demeurer à Narbonne. Sa stratégie consiste à s’éloigner de ses compatriotes, cela pour se doter d’un “ capital ” culturel dont il sait que l’acquisition ne peut passer que par cette phase d’isolement. Il fuit un environnement régi par des liens “ forts ”, des relations multiplexes , qui offrent de nombreux avantages (sécurité, emploi,…), mais qui sont aussi source d’une haute normativité. Il préfère, durant cette période, établir des liens “ uniplexes ” qui lui permettent de conserver une autonomie, quitte à les transformer par la suite en liens multiplexes (via l’amitié, par exemple). Sortant délibérément du champ migratoire turc, il s’aventure, tel un pionnier, en des terres vierges, devenant par là un “ migrant actif ” (Simon, 2000).
Grâce à la CFDT, il obtient un emploi dans une usine de peinture, ce qui lui permet de faire de très rapides progrès en français. Après quoi, il retourne dans le milieu du bâtiment comme ouvrier. Deux ans d’épargne lui permettent d’effectuer un premier retour en Turquie durant l’été 1975. Il y fait construire un immeuble de trois étages sur le bout de terrain que son père lui avait demandé d’acheter quelques années auparavant à Ankara, et y installe ses parents, sa jeune sœur, sa femme et ses enfants. Trois des quatre appartements sont loués, les loyers assurant ainsi la subsistance de la famille. Puis il retourne en France, toujours sans sa famille.
Ainsi se clôt cette période de premiers contacts avec la France. Duran a réussi en deux ans à apprendre un métier, une langue étrangère, à nouer des relations professionnelles et amicales avec quelques Français, pour en définitive investir ses petites économies en Turquie, dans un immeuble de Sentepe, quartier de gecekondu (habitat auto-construit) d’Ankara où se trouvent réunis la plupart des Kislali. A lui, revient la charge de s’occuper de ses parents : ses frères, partis en Allemagne, avaient aussi la possibilité financière de faire construire mais ils ne l’ont pas fait. Il faut attendre 1975 —époque à laquelle le village s’était déjà considérablement vidé— pour que ses parents puissent enfin s’installer à Ankara. Cependant, s’il remplit son devoir de fils aîné, signant par là son attachement à son milieu d’origine —c’est d’ailleurs de lui qu’il attend une reconnaissance “ sociale ”— il ne demeure pas moins jaloux de son autonomie gagnée en France, ce qui explique son retour sans sa femme et ses enfants. Nous pourrions dire, pour reprendre une typologie d’Hannerz , qu’il est alors dans une phase de ségrégation : il investit de façon équilibrée dans plusieurs zones de son réseau sans que ces derniers ne soient en relation les uns avec les autres. Deux zones sont ici clairement identifiables : la zone “ française ” et la zone “ turque ”.
S’amorce dès lors une deuxième période où il va progressivement prendre la figure d’articulateur social.

Où Duran devient le premier Turc de Narbonne…

Revenu en France, il s’installe comme artisan-maçon et très rapidement se fait connaître par l’excellent rapport qualité-prix qu’il offre. Des entrepreneurs immobiliers lui proposent alors un nouveau type de travail. Il ne s’agit plus simplement de faire quelques travaux de maçonnerie mais de construire des lotissements. La technique est la suivante : une entreprise sous-traite à Duran le “ gros œuvre ” (fondation, murs,…), et ce dernier se charge uniquement d’amener sur place la main d’œuvre qu’il paie à “ la tâche ”, c’est-à-dire au mètre carré. Il cherche alors des ouvriers qui trouvent leur compte dans ce travail et avec lesquels il puisse s’entendre (presque au sens littéral). Sa politique de recrutement commence dès 1979. La même année, il désire acquérir un immeuble, ce qui nécessite la venue de sa famille : en mars, ses enfants et sa femme s’installent à Narbonne. 1979 marque donc un véritable tournant dans sa carrière de migrant : sa période d’errant se clôt et débute sa carrière d’entrepreneur ainsi que celle d’articulateur ou de pivot communautaire. Il rentre alors progressivement dans une phase d’intégration (Hannerz, 1980 : 320) : au fur et à mesure, il va connecter des segments de son réseau à d’autres alors qu’aucun lien n’existait entre eux .
Deux secteurs de la zone “ turque ” de son réseau se mettent en place en 1979 : le premier est constitué de liens faibles, le second de liens forts puisque familiaux. Pour composer le premier secteur de cette zone, Duran entre en contact avec l’un de ses compatriotes des premières heures à Narbonne, parti à Bollène après la “ faillite ”, et qui est devenu son ami. Il le charge d’opérer un premier “ recrutement ” dans cette ville. Ce dernier s’effectue alors en fonction des liens amicaux qui unissent les migrants, amitié qui se trouve appuyée par une commune confession, l’alévisme . Cela n’est pas sans conséquence sur la nature des liens entre Duran et les nouveaux arrivés : de liens faibles, uniplexes, on passe rapidement à des liens plus forts, multiplexes. D’autre part, l’information circule et se crée une dynamique migratoire en direction de Narbonne, phénomène qui échappe au contrôle de Duran.
Le deuxième secteur est familial. Duran fait venir tout d’abord son beau-frère, son cousin de Strasbourg, son deuxième frère, un cousin resté en Turquie. Après quoi, la chaîne migratoire familiale prend de l’autonomie et chaque membre de la famille fait venir qui son cousin, qui son bacanak , qui son neveu.
Si ces chaînes migratoires semblent se constituer “ au petit bonheur la chance ”, leur formation répond néanmoins à certains “ principes ” structurant l’expérience migratoire. Le premier est qu’on ne migre qu’à “ bonne distance sociale ” : le migrant cherche un minimum de solidarité qui lui permette une assise pour mener à bien son “ projet migratoire ” (s’il existe !) mais évite de s’enfermer dans des rapports générateurs de contrôle social trop sévère. À cela s’ajoute la “ dette ” que l’on doit à l’accueillant. Elle paraît proportionnelle à la puissance du lien familial qui relie le migrant et l’accueillant : ainsi le migrant gagnera son autonomie plus rapidement s’ils sont éloignés, la “ dette ” paraissant moins conséquente. D’autre part, l’honneur du migrant serait sans doute atteint s’il devait compter sur l’aide d’une personne qui lui est hiérarchiquement inférieure, ce qui explique qu’il est exceptionnel de voir un cadet faire migrer son aîné. À Narbonne, j’ai pu remarquer que rares étaient les primo-migrants qui avaient fait venir leurs frères tout simplement parce que ces derniers ne voulaient pas ! Ils préféraient avoir recours à d’autres chaînes migratoires, toujours familiales mais plus “ souples ”, qui ne généraient pas une concurrence rapidement insupportable parce que fraternelle. La relation privilégiée est celle de cousinage : le lien de parenté est assez puissant pour susciter une entraide, mais il reste assez lâche pour que l’on conserve une certaine indépendance. Pour migrer, on privilégie des rapports d’égalité.
Duran peut dorénavant prétendre à une haute position sociale à l’intérieur de cette communauté naissante, si bien qu’en se créant, elle ne va pas l’entraver dans sa quête de liberté sociale. Au contraire, elle va lui procurer les moyens d’acquérir un “ honneur ”, un “ prestige ” social, désigné en turc par le terme de seref. Il est en position de force et l’arrivée d’autres migrants turcs qui auront une dette envers lui viendra le confirmer dans cette position.
À partir de 1979, Duran est un pont, un passage obligé, entre deux mondes qui s’ignorent mais qui sont en relation d’interdépendance : le monde des entrepreneurs et celui de la communauté turque fraîchement installée et qui ne cesse de croître. Conjuguant plusieurs rôles, il s’engage dans une carrière d’ articulateur entre le pays d’accueil et la communauté turque, ainsi qu’à l’intérieur de celle-ci. Il est avant tout l’intermédiaire inévitable entre le nouveau migrant et l’administration française, étant le seul à maîtriser suffisamment le français pour connaître et remplir tous les formulaires administratifs. C’est encore vers lui que l’on se tourne pour la location d’une salle de mariage ou lorsque l’on a quelques démêlés avec la police. On le perçoit alors comme représentant de cette communauté devant la justice. Si bien que très vite, il s’en sent responsable et endosse le rôle de gardien : au courant de tout, il fait attention à ce que le “ calme règne ”. Il cherche à ce que la communauté reste “ discrète ” aux yeux des autorités et sait se faire entendre. Pour finir, il devient le coordinateur de cette communauté en étant à l’origine de multiples initiatives : la création de nombreuses associations, la venue d’un instituteur turc, celle d’un imam après l’ouverture d’une mosquée, l’organisation de pique-niques etc.
Il concentre toutes les sources de l’autorité et devient un personnage central par la taille et la nature de son réseau. La première composante en est ce milieu communautaire dense, aux relations multiplexes, qui engendre inévitablement une normativité et un contrôle social fort rappelant l’ambiance villageoise turque. La deuxième est moins dense, constituée de liens uniplexes avec les “ Français ” que Duran tente souvent de convertir en liens multiplexes. Ainsi son réseau couvre l’ensemble des couches sociales de Narbonne (du député au dernier arrivé des migrants) et se caractérise par une haute centralité de proximité : Duran a besoin de peu d’intermédiaires. Le tout étant appuyé par une réussite économique exemplaire, il est alors le Turc le plus puissant de Narbonne, une position qu’il maintiendra dix ans.

Où Duran connaît les “ affres du destin ”…

N’arrivant pas à maîtriser la croissance du flux migratoire, Duran se trouve submergé par de nouveaux migrants débarqués à Narbonne parfois dans un état d’indigence. En effet, à partir de la fin des années 1980, des filières clandestines (sebeke) de migrants s’installent, irriguant la région narbonnaise via l’Espagne. Elles ont une conséquence directe sur le réseau de notre protagoniste : Duran est obligé d’augmenter le nombre d’intermédiaires turcs pour pouvoir agir dans l’ensemble de la communauté, perdant ainsi en centralité de proximité.
Par ailleurs, ces flux de population entraînent la scission entre Alévis et Sunnites en 1988. Jusqu’alors, les dissensions religieuses de Turquie n’avaient pas atteint Narbonne, Duran s’étant montré vigilant sur le recrutement de l’imam. Cependant le flux migratoire apporte des populations peu enclines à la tolérance religieuse, si bien qu’on assiste à une montée de l’islamisme et à une crispation identitaire alévie. En un an, la communauté turque se fracture sans que cela entame toutefois les relations de travail. Alévis et Sunnites ne se fréquentent plus mais continuent à collaborer sur les chantiers, la logique étant que l’on privilégie les liens faibles aux liens forts dans ce domaine, puisqu’ils garantissent la conservation d’une certaine indépendance, d’une certaine souplesse. Cette fracture a des conséquences sévères sur la position de coordinateur de Duran : au début des années 1990, il ne peut désormais coordonner des actions sociales qu’au sein du groupe alévi.
Certains de ces nouveaux arrivants ne suivent plus les filières classiques (hemsehrilik ou akrabalik) et vont constituer une main d’œuvre très bon marché. Perçus non comme des “ touristes-cousins ” mais comme des “ touristes-clandestins ” par les primo-migrants, ils sont largement exploités dans le système de sous-traitance qui fonctionne alors dans le secteur du bâtiment. En 1990, l’affaire des “ filières turques ” de Narbonne éclate : le préjudice envers l’URSSAF et les ASSEDIC s’élève à plus de cent millions de francs. Plusieurs entrepreneurs turcs tombent. Parce que son fils sert d’interprète et que lui-même est “ réquisitionné ” comme intermédiaire entre forces de police et populations turques, Duran chancelle de son piédestal, la rumeur l’accusant de collaboration.
Mais si l’affaire des “ filières turques ” lui a porté atteinte, son déclin s’explique avant tout par la sombre conjugaison de la désintégration successive de ses rôles. Son pouvoir d’intermédiaire s’étiole avec l’arrivée à l’âge adulte des enfants de primo-migrants : ces derniers n’ont plus besoin de Duran, leurs enfants étant parfaitement francophones. Le nombre de ses intermédiaires augmente, lui faisant ainsi perdre de sa centralité. La “ fracture ” a réduit son action coordinatrice au seul groupe alévi, “ l’affaire ” a affaibli son prestige. Sa seule protection contre la force corrosive des dedikodu devient de plus en plus évanescente et il commence à ressentir son enclavement. À cela s’ajoutent les choix conjugaux de ses enfants qui sont très mal perçus : prendre un “ Français ” comme conjoint revient, pour une population dont l’arrière-fond culturel impose un maintien de la pureté du sang, à un métissage fort critiquable. Duran est alors mis à rude épreuve : il se trouve en contradiction entre son esprit “ universaliste ”, sa “ modernité ” affichée, et les mécanismes de défense de son honneur structuré par des codes qui ne sont plus les siens, mais dont il ne peut se départir justement en raison de son appartenance identitaire. Au problème d’honneur familial (de namus), se joint une remise en question de son identité “ turque ”. Sa fille “ avec un Français ”, son fils “ avec une Française ” signifie qu’il n’a pas su les protéger d’une “ francisation ”, et cela parce que lui-même n’est plus réellement “ turc ”. “ Au-dessus de la mêlée ” durant dix ans, il se retrouve donc piégé par ces réseaux denses, travaillés par l’auto-surveillance et le commérage, où compte plus que tout l’image que l’on offre à l’autre.
Le “ coup de grâce ” lui est asséné en 1995 : il tombe gravement malade et doit interrompre ses activités dans le bâtiment. Un an plus tard, à la surprise générale, il effectue son “ kesin dönüs ” (retour définitif).

Où Duran retourne cultiver son jardin…

Parti simplement en vacances en 1996, il décide de demeurer en Turquie pour faire revivre son village entièrement abandonné. Pour ce faire, voyant qu’aucune initiative de ce type n’avait vu le jour alors que c’est là un mode associatif très développé en Turquie, il commence par créer une association villageoise à Sentepe (Ankara). Grâce à un cousin resté à Ankara qui lui indique quelques personnes intéressées, il présente son idée à l’ensemble des hemsehri ankariotes. Sa principale difficulté réside alors dans le fait que ces citadins semblent avoir tiré un trait définitif sur ces terres et ce passé rural. Cependant, jouant sur un imaginaire du village encore vif, Duran arrive en un an à rassembler autour de ce projet associatif l’ensemble des anciens habitants de Büyükkisla.
Duran ne s’arrête pas là. Une fois l’association fondée, il repart au village pour s’y installer malgré l’incompréhension générale et les commérages acerbes. Son obstination est toutefois payante : il prouve à l’ensemble des kislali qu’il est à nouveau possible de vivre à Büyükkisla et il remporte son pari, celui de relancer une dynamique circulatoire en direction du village. Un an après son installation, un épicier de Sentepe vient le rejoindre et se lance dans l’agriculture. Bientôt, plusieurs ankariotes reconstruisent leur maison, y séjournant l’été pour rentrer l’hiver à la capitale. Une nouvelle circulation Ankara-Büyükkisla voit donc le jour, sous-tendue par une “ esthétique ” —un renouveau du “ goût du village ” — ce qui s’accompagne de nombreuses entreprises de revitalisation de ce lieu, toutes orchestrées par Duran. En moins de trois ans, il réussit à faire planter une forêt avec l’aide des jeunes ankariotes de l’association, à rétablir la route jusqu’au village, et récemment à restaurer le muhtarlik (la mairie), ce qui fait de Büyükkisla le plus petit village, reconnu juridiquement comme tel, de la région. Bien évidemment, la fonction de muhtar (maire) lui revient “ tout naturellement ”, confirmant ainsi la reconquête de sa place d’articulateur social.

À la croisée des chemins : réseaux sociaux et histoire de vie

En conclusion, il semble pertinent de revenir sur les usages et les limites de cette approche en termes de “ réseau ”. Deux acceptions se présentent. La première pourrait être qualifiée de métaphorique (akrabalik, hemşehrilik etc.). Cet usage “ métaphorique ” a son utilité, mais le survol qu’il opère sur des problèmes centraux peut paraître regrettable. Dans cette perspective, on se limite trop souvent à dire que les individus puisent, pour arriver à leurs fins, dans tels ou tels stocks disponibles de relations (réseau familial ou hemsehri) sans que l’on se pose réellement la question des modalités, des contraintes, des marges de liberté qui sous-tendent ces expériences individuelles réticulaires. On en conclut rapidement que les réseaux des migrants sont le fruit de situations, d’opportunités que leurs procurent leur mode de sociabilité et de stratégies spécifiques à la migration. Ils sont alors désignés comme “ informels ” : les migrants n’utilisent pas les réseaux hemsehrilik et akrabalik selon des règles précises (ce qui nous arrangerait bien) mais profitent des aubaines qui s’offrent à eux, opportunistes qu’ils sont !
Face à cela, l’approche “ sociométrique ”, avec formules mathématiques et langage des graphes, se présente comme une critique de ces utilisations “ métaphoriques ” de la notion de “ réseau social ”. Soucieuse de contextualiser l’action, elle implique une grande richesse ethnographique puisqu’elle requiert des réseaux “ complets ”, c’est-à-dire des réseaux dans lesquels le chercheur dispose d’informations sur la présence ou l’absence de relations entre deux membres de l’ensemble social, quels qu’ils soient. Or, si cette méthode est extrêmement pertinente lorsque l’on travaille sur de très petites populations, elle devient difficile à mettre en œuvre dès que l’on dépasse une centaine d’individus, si bien que généralement le chercheur n’a affaire qu’à des réseaux partiels.
Entre ces deux acceptions, l’ethnologue paraît dans l’obligation de trouver une juste distance méthodologique qu’il ne peut adopter qu’en s’interrogeant au préalable sur ce que lui apportent ces analyses de réseaux. Pour moi, elles se révèlent particulièrement fécondes dans une perspective théorique qui cherche à rendre compte de cette “ fluidité de la vie sociale ”, fluidité qui doit impérativement être corrélée à la notion de “ carrière ”, c’est-à-dire d’“ une organisation séquentielle des situations vécues ” (Hannerz, 1980 : 334), en faisant ainsi appel à d’autres notions comme la formation d’un répertoire de rôles, de phases, etc., sans toutefois éliminer du champ des interrogations les ressorts de cette carrière. Il s’agit en définitive d’écrire une ethnologie “ des croisées de chemins ”, moments dialectiques entre liberté individuelle et contexte social.
Pour ce faire, j’ai recours à la biographie que j’envisage sous l’angle d’une description compréhensive. Cette dernière me semble le plus sûr garde-fou aux dérapages qui nous amèneraient seulement à montrer combien le contexte social imprègne un individu sans que l’on ne cherche à dégager comment ce même individu influence en retour ce contexte, ou qui nous ferait penser que nous avons affaire à des personnes douées d’une rationalité sans faille ou, pire, d’un parcours sans aléas. Ici résidait le pari de ces quelques lignes.
Duran commence sa “ carrière ” de migrant comme outsider. Il passe par plusieurs phases d’inscription sociale : isolement, ségrégation, intégration, enclavement. Il prend plusieurs figures (migrant actif, …) et se constitue un répertoire de rôles qui s’organise autour d’un rôle plus vaste, celui d’articulateur : d’abord intermédiaire, puis représentant, gardien, et coordinateur. Revenu à Ankara, il décide de reconquérir cette place d’articulateur. Restent alors à déterminer les ressorts de cette carrière. Nous devons probablement les chercher dans son perpétuel souci d’indépendance face à des normes sociales auxquelles il ne peut pas échapper et avec lesquelles il doit composer. Le prestige et le pouvoir qui découlent de ce rôle d’articulateur le mettent à l’abri de ces pressions normatives, lui dégageant ainsi un espace de liberté dans un milieu social aux réseaux denses dont l’affirmation des normes passe entre autres par le dedikodu, la rumeur. Et de cet espace interstitiel entre normes et liberté individuelle se crée, par deux fois, une dynamique sociale qui va toucher l’ensemble des kislali.


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